À propos

Les carnets de Pierre Joffroy

Ce serait une histoire à écrire.

Cette histoire nous proposons de la raconter avec un grand témoin. Son nom est Pierre Joffroy, son nom connu, celui du journaliste. Pierre Joffroy était un nom de plume, Maurice Weil à l’état civil. Beaucoup plus tard il écrira : « Si votre nom vous gêne changez-en. Ne permettez pas qu’on fonde sur lui les préjugés et les haines habituels. Ne tolérez pas qu’on vous identifie sans vous connaître. » . Pourquoi « Joffroy » ? Il répond: « je signe mes lettres « J » qui est le « J » apposé sur les cartes d’identité de mes père et mère en l’an 1941. »

Et « J » comme journaliste.

Maurice Weil devient Pierre Joffroy en 1945 quand il « monte » à Paris depuis Lyon où sa famille s’était réfugiée. Il entre alors au Parisien libéré le nom nouveau du Petit Parisien qui fut l’un des quatre quotidiens français les plus importants de la Troisième République avant de passer en 1941 au service la puissance occupante. Le journal est définitivement interdit de paraître, ses locaux et son imprimerie seront confiés à une équipe issue de la Résistance qui crée Le Parisien libéré dont le 1er numéro paraît le 22 août 1944 avec en titre barrant la première page « La victoire de Paris est en marche. »

L’équipe du journal comprend alors des anciens qui ne sont pas compromis pendant la guerre et des jeunes gens qui rêvent d’un nouveau journalisme. Pierre Joffroy sera l’un d’entre eux, bientôt rejoint par un autre débutant prometteur, Armand Gatti.

Maurice Weil est né à Hayange (Moselle) en 1922 et il y a grandi. Ses parents, Adèle et Robert, y sont commerçants. Les Weil sont une vieille famille juive de Lorraine, « Ils parlaient le français de Jeanne d’Arc. Néanmoins c’était des étrangers en ce pays natal, des sorciers, des voleurs, des bourreaux d’enfants chrétiens » (PJ). La famille a quitté Hayange dans les premiers mois de la guerre pour se réfugier à Lyon. Leur fils aîné, Théo, réquisitionné par le STO, (Service du travail obligatoire), rejoint le maquis de Luzette dans le Cantal. Leur groupe est dénoncé et le 1er février 1944 ils sont encerclés par des soldats allemands et des miliciens français dans leur refuge au lieu dit de l’Enseigne. Quatre maquisards sont tués durant le combat, deux, dont Théo, sont faits prisonniers et fusillés aussitôt. Un deuil qui n’en finira pas.

Reporter au Parisien libéré, Maurice W. désormais Pierre Joffroy embarque sur un méchant rafiot chargé de juifs européens rescapés des massacres nazis, à destination de la Palestine alors sous mandat britannique, où il sera renommé « Theodor Herzl ». Ce sera l’un des premiers reportages de Joffroy accompagné par un autre reporter de son âge, François-Jean Armorin (qui disparaît en 1950 dans un accident d’avion).

Ici commence l’histoire des Carnets.

Comme leur nom l’indique ce sont de simples petits carnets de moleskine que Joffroy remplit chaque jour ou presque. Ils font à la fois fonction d’agenda et d’aide-mémoire. Il note ses rendez-vous, ses rencontres, ses conversations téléphoniques, ses lectures, ses sorties ainsi que ses travaux en cours, ses projets et ceux de ses amis.

Ici point d’orgue et pause.

Au Parisien, Joffroy a fait la connaissance, on l’a évoqué plus haut, de Gatti. Le prénom Armand apparaît au bas des articles, le vrai, l’unique pour les carnets est Dante. Gatti a été un jeune résistant qui a fini la guerre sous l’uniforme des parachutistes du S.A.S. britannique. Il en porte encore l’uniforme quand il débarque au journal.

La rencontre entre Joffroy et Gatti est devenue une légende, racontée avec quelques différences par les intéressés et peut-être vraie, mais allez savoir. La scène se passait dans la salle des reporters du Parisien où Gatti cassait du mobilier de bureau pour assouvir une colère dont on ne sait rien. Joffroy est entré dans la pièce, il a (aurait) cassé une chaise à son tour et la conversation a commencé pour se conclure sous le double signe de James Joyce, l’auteur d’Ulysse, mort en 1941, et d’Henri Michaux, le poète de Plume. Une amitié est ainsi scellée pour la vie. Le duo devient un quatuor avec Bernard Saby, le peintre et Pierre Boulez le musicien. Ensemble ils forment une bande inséparable. Joffroy écrit : « Ce qui nous a reliés Dante, Petrus (Boulez), Bernard (Saby) et moi (PJ) au moins pendant quelques années, c’était l’intelligence. Il n’y avait pas un imbécile parmi nous. Et sans doute aussi l’étendue (par rapport aux gens qui nous entouraient) de la culture. Une allusion suffisait pour ouvrir des bibliothèques dans nos têtes. » Pour évoquer le cliché des doigts de la main, il manque un cinquième, il arrivera bientôt, ce sera un poète algérien : Kateb Yacine.

Tout cela bien sûr est rapporté dans les Carnets que Joffroy a tenus sans discontinuer de 1945 ou 46 à 2000 à raison de 4 par an (mais les premiers ont définitivement disparu). Ce sont donc plus de deux cents carnets qui nous sont parvenus et ont été confiés par Ariane Weil, la fille de Maurice/PJ, avec les archives de son père, à l’IMEC (Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine). Retranscris par Joëlle Hocquard, les carnets seront à la base du travail que nous proposons ici.

Fin de la parenthèse.

Les carnets de Joffroy tiennent on l’a dit de l’agenda et de l’aide-mémoire, mais ils sont infiniment plus. Ils ne constituent cependant pas un « journal », au sens littéraire du mot. Ils n’étaient pas destinés à être lus par des tiers ni a fortiori des lecteurs inconnus et certainement pas à être publiés comme tels, encore moins du vivant de l’auteur. S’ils nous sont accessibles aujourd’hui ce n’en est pas moins de sa volonté. Non seulement Joffroy ne les a pas détruits mais il a veillé, comme pour le reste de ses archives, à leur conservation. Comme s’il voulait nous adresser un message : à nous de savoir le déchiffrer. Rien de cryptique ni de mystérieux, tout est là, tout est dit à qui voudra comprendre. Plus d’un demi-siècle d’histoire y est enfermé. Celle de Joffroy bien sûr, de ses amis, du monde qui fut le sien et est encore le nôtre. On ne saurait résumer en quelques mots le contenu de ces milliers de pages qui, répétons le, ne forment pas une « œuvre », pas même une esquisse, et cela délibérément. Les carnets n’obéissent pas à un propos autre que leur seul usage. Le plus remarquable les concernant est à la fois leur durée et leur constance. Joffroy était un auteur prolixe, outre ses livres, romans, nouvelles, poèmes, essais, documents, il a écrit des centaines –des milliers ?- d’articles, les carnets nous permettent d’en suivre la genèse sans pour autant nous donner les clés. Il avait comme il dit lui-même ses « héros ». « Théo », le frère fusillé en 1944, est le premier. Il y revient tout au long des carnets à la date du 1er février. Les autres ? Edgar Maufrais, Kurt Gerstein, Gary Hemming, Gatti. Ce qui réunit le frère martyr, l’employé des arsenaux de Toulon qui a consacré sa vie à la recherche de son fils perdu dans la jungle amazonienne, l’ingénieur chimiste allemand qui s’engage dans la SS pour traquer le Mal, l’alpiniste américain « beatnik des cimes » et le poète de la Parole errante ?, une recherche d’absolu certes, mais le mot est trop pauvre. Les écrits de Joffroy –au delà des carnets- nous ouvrent des pistes sans pour autant épuiser le sujet.

Il y a évidemment bien plus dans les carnets. Tous les domaines de l’actualité y défilent, comme dans les rubriques d’un journal, la politique nationale et internationale, les faits divers, le sport aussi – le tour de France surtout, quelques matches de foot- la culture, littérature, cinéma, théâtre, la météo toujours ou presque, etc. Le journalisme y tient une place particulière. Parent pauvre du patrimoine hexagonal, il n’y a pas – ou peu- en France de « culture » journalistique, comparable à ce que l’on peut trouver en langue anglaise, mais dans les carnets de Joffroy on trouvera un trésor d’informations, une matière première inédite et souvent unique sur le petit monde du journalisme français des années 1945 à 1980-90. C’était, ne l’oublions pas, l’univers dans lequel Joffroy a baigné même s’il n’est pas exclusif loin de là.

Mais rappelons une fois de plus qu’il ne s’agit ici que de notes, voire des notules, un format qui n’autorise pas les développements, moins encore les épanchements, même si l’on y trouve ici ou là quelques cris du cœur.

Joffroy a rêvé du livre total, de l’œuvre définitive qui contiendrait toutes les œuvres possibles, une utopie absolue. Ses carnets pourraient être comme une gigantesque table des matières, un vaste index qui renvoie à autant de pages qui ne sont pas encore écrites. Au commencement était le verbe, reste trouver la suite.

Ce sont de simples notes. Le petit format n’autorise pas les développements, moins encore les épanchements même si l’on y trouve ici ou là quelques cris du cœur.

Ce que Joffroy relève au quotidien tient en quelques mots, parfois un seul, à peine des phrases, souvent des citations. Les notes n’obéissent à aucune hiérarchie et pas plus à un souci de cohérence qui serait le propre d’une « œuvre » en cours, un work in progress, comme aurait dit James Joyce, l’un des écrivains suprêmes au panthéon de Joffroy. Les carnets. Joffroy est aussi un écrivain – même s’il doute de ses talents, parfois jusqu’au désespoir – et il a beaucoup publié mais ce n’est pas aux carnets qu’il destine ses réflexions ou ses recherches. Leur fonction est autre. Elle relève précisément du journalisme, un journalisme à prendre au pied de la lettre si toutefois, ça existe qui se voue d’abord à énoncer des faits, just facts comme le clame la culture anglo-saxonne.

– Marc Kravetz