Correspondance(s)

Pierre BoulezAlexander CalderFamilleArmand GattiAlejandro OteroBernard SabyKateb Yacine

 

Pierre Boulez

 

Famille

1940
Grand-père Alphonse, au moment de quitter Paris avec nous, répond à nous tous (qui disions que l’on allait « se rétablir » sur la Loire) par un geste de la main droite, exprimant alphonsiquement le mépris, la négation absolue.
À Château-Chinon, deux soldats allemands qui entrent dans la maison et veulent emmener Théo qu’ils soupçonnent d’être un militaire français réfugié chez des civils. Maman qui nie, supplie – ils renoncent. À la porte, Gilbert échafaudait un plan – grâce auquel nous serions certainement tous morts…
Sur la route de Château-Chinon : le barrage français, l’arrivée des 2 automitrailleuses allemandes. Un soldat qui refusait de rendre son fusil, que ces sauvages brisaient sur le sol. Ils le battent, le font asseoir sur l’aile droite de leur véhicule et s’en vont. Ils ont ordonné aux autres de marcher vers l’arrière. Ils n’ont pas le temps de s’arrêter.

21 juillet 1944
Cher tous,
Comme d’habitude, je n’ai qu’à confirmer ce que je dis dans toutes mes lettres : tout va bien et tout ira bien. La fin de la guerre est maintenant plus proche que jamais, chacun le sent et s’en réjouit. Il s’agit en attendant de rester fermes. J’espère que vous allez bien et que vous ne vous préoccupez pas trop de nous. J’ai vu aujourd’hui Ruth Michel qui nous a invités à venir la voir demain à sa pension. Vu également Simon et Julia qui se portent à merveille et me chargent de vous embrasser.
Chère Adèle, c’est à toi que je m’adresse pour finir. Tu es notre seule inquiétude. Il faut que tu domines tes malheurs. Bientôt nous serons réunis, comme tu le dis souvent ; ce n’est plus un rêve, c’et une réalité prochaine.
Je vous embrasse affectueusement,
Mauricette.

19-1-45
Mes chers parents,
Je suis donc arrivé à Paris, après un voyage assez facile malgré le froid. J’ai été surpris de constater qu’il ne faisait pas mauvais temps, bien que des gens m’aient dit juste le contraire.
J’ai vu tante Germaine qui a été très gentille, m’a trouvé un hôtel et m’a invité à souper. Le lendemain, j’ai vu tante Marthe où j’ai été invité à déjeuner. Le soir, j’ai dîné chez tante Germaine. Aujourd’hui, j’ai déjeuné chez tante Raymonde. Tout le monde se porte bien et cherche à travailler.
Pour la voiture, les Allemands l’ont « réquisitionnée » m’a dit le garagiste. Voici le bon de réquisition qui nous servira peut-être à obtenir un dédommagement. M. et Mme Morellon me chargent de vous transmettre leur meilleur souvenir. En ce qui concerne l’appartement d’oncle Henri, les gens qui l’habitent s’en iront dans une quinzaine de jours.
Dès le lendemain de mon arrivée, j’ai été affecté à un service de censure. C’est un travail de bureau très facile, qui me prend de 20 h à 24 heures. À la fin du service, une voiture me ramène à mon hôtel. Je pense trouver une chambre dans le centre. Je prends mes repas à un mess d’officiers. Cela me revient à 25 F pour les deux repas.
Pratiquement, je suis assimilé à un lieutenant. C’est pourquoi je pense qu’il faudrait faire reporter la charge du soutien de famille sur Gilbert, ce qui, en raison de la mort de Théo, lui éviterait d’être appelé en service actif.
Mon bureau se trouve place de l’Opéra. Il est chauffé. Bref, tout est bien mieux que je ne l’espérais. Et je n’ai vraiment à me plaindre de rien.
Excusez-moi pourtant si je vous écris peu : en raison de ma nouvelle installation, je suis obligé de faire beaucoup de choses, de remplir beaucoup de papiers, de courir en tous sens, sans compter toutes les commissions qu’on m’a confiées pour Paris.
Je vous embrasse affectueusement,
Maurice

Écrivez-moi rue Tiphaine – mon hôtel est le Modern-Est, 91 bd de Strasbourg, à deux pas de l’Opéra.
N.B. Des amis m’ont déjà trouvé une chambre où j’emménagerai bientôt (400 F par mois).

IV/25/1947

Xylotymbou
Île de Chypre

Cher tous,
Je n’ai pu vous donner de mes nouvelles aussi régulièrement que je le croyais. Mon voyage a duré assez longtemps, et il m’était impossible de communiquer avec vous.
Néanmoins, je pense que vous n’aurez pas été trop inquiets. Je me porte parfaitement bien, je mange convenablement. En un mot (et comme d’habitude) tout va bien.
Vous avez dû apprendre que je suis interné à Chypre avec les juifs qui tentent de passer en Palestine. Ils sont 15 000 là-bas, polonais, russes, hongrois, anglais ou américains.
C’est là quelque chose d’intéressant à observer. Je me suis fait connaître hier aux Anglais et je vais être relâché dans peu de temps.
Nous sommes deux journalistes dans ce camp, et nous nous entendons parfaitement. Je vous raconterai tout cela en détail. Ça en vaut la peine.
À bientôt donc. Je vous embrasse affectueusement
Maurice.

Cimetière de Sélestat août 62
En allant en famille, père, mère et nous deux, se recueillir sur la tombe des grands-parents paternels. Les fossoyeurs s’interrompirent et vinrent nous offrir la serviette auprès du robinet, selon le rite. Le plus vieux exaltait l’antiquité des tombes dont certaines remontaient à Louis XV, et plus avant ; il faisait remarquer que les tombes Kahn portaient souvent des mains jointes. L’autre, un gars de 30 ans, demanda si nous étions Parisiens. Renseigné, il tira de sa poche des photos avec un air de mystère et de contentement : c’étaient des vues du Corso fleuri de Sélestat qui venait d’avoir lieu. Qu’il était heureux, le fossoyeur, de nous montrer les dahlias, le char du jongleur de N. D. et autres splendeurs du cortège. Pas une seconde, il ne pensa qu’il pouvait y avoir une incongruité quelconque entre les pèlerins et lui, entre le deuil et le Corso, la mort et la vie. Et c’était la vérité.

Dimanche de pentecôte, 10 juin 62
Promenade avec Beï et la piote à Montmartre. Revu, pour la première fois depuis une éternité (1945 ?) la place E. Gondeau, où j’habitais et la rue Ravignan. Devant le Sacré-Cœur, les cars de touristes, les voitures. Beaucoup d’Allemands. Leur bourdonnement de micros : j’imaginais que les guides renseignaient ainsi les touristes sur les beautés du monument. Mais non. C’était la radio ouverte dans toutes les voitures. Un reportage sur la Coupe du Monde de football : à Santiago, l’Allemagne affrontait la Yougoslavie. En quittant le terre-plein par les escaliers, je sus que l’Allemagne passait un fichu quart d’heure : cinq des six jeunes gens, autour d’une auto, écoutaient le speaker, avec la face tendue des désastres.

Samedi 16 mars 63
Sur les quais de la rive droite avec Beï et Ariane. On jette quelques coups d’œil dans les boîtes à livres. Je me souviens, avec une espèce de mélancolie, de mon vieux Maynial à couverture vert pâle où j’ai lu Rimbaud pour la première fois. Le désir me point, comme souvent, de le retrouver, contrarié et rendu plus aigu par le sentiment pessimiste que je ne le verrai jamais – au point qu’il a pris pour moi la valeur marchande d’un incunable. Et je regarde les livres, la procession des romans policiers, polissons, pâlissants, peu lassants. Et je vois Maynial. Je le prends, incrédule. Anthologie des poètes du XIXe siècle. Je le caresse. Je l’ouvre. C’est Rimbaud qui me dira si c’est bien ici que je l’ai rencontré. Les titres y sont et m’arrivent : Tête de pauvre, Ophélie, le Dormeur du Val, le buffet, Bateau ivre (tronqué, un peu). J’ai payé 3 F 50 mon incunable… Je ne l’ai pas feuilleté ce soir. Demain peut-être. Demain.

Mercredi 5-VI-63
Rue Hermel, à l’école. La maîtresse d’Ariane, Mme Lefèvre, une femme de 40 ans à peu près, agréable et clémente. Ariane devrait redoubler sa classe ; elle a manqué de trop nombreux mois ; elle ne fait rien de bon pour le moment. J’objecte qu’elle pourra peut-être rattraper son retard. Mme Lefèvre soupçonne quelque vanité paternelle dans mon intervention. Je la détrompe plus ou moins. Finalement, la maîtresse fera passer à Ariane un petit examen à la rentrée, examen qui décidera pour nous.
Mme Lefèvre a eu une dépression nerveuse il y a un an : « Nous en faisons tous, dans ce métier ». Selon elle, les enfants ne sont plus élevés comme il faut ; l’éducation libérale « à l’américaine » fait des ravages. Elle changerait de métier si elle avait à refaire sa vie. Mais tout de suite après, elle parle du bonheur qu’on éprouve à constater, à la fin de l’année, que ces enfants qui ne savaient rien savent à présent quelque chose ; « Je suis utile, etc. » Par délicatesse, Mme L. distribue des prix à tous les enfants de sa classe : « Ça me ferait trop de peine autrement ». Elle en est quelquefois de sa poche.

13 juin 63. Mort de l’oncle René à St-Louis
Ce moment – terrible pour les gens de l’âge de mon père – où la machine à fabriquer les « morts naturelles », d’abord lente à s’ébranler, atteint sa vitesse de croisière et supprime en quelques mois le paysage d’un homme : ses contemporains, ceux qu’il peut toucher, les seuls qui disposent d’une vie frappante, incontestable.
Le grand-père
Grumbach
M. Camille Marx (au stade)
Mme Bodenheimer (dans la maison).

D. 16-VI-63
J’ai enterré mon petit oncle René. Il faisait chaud au cimetière d’Hegenheim, beau champ bien ordonné, bien ratissé comme il convient à une nécropole alsacienne balayée par les effluves détersifs de la Suisse. Seul, un vieux corbillard disjoint abandonné sous l’ombrage, maintenait les droits de la mort sale, hagarde, incompréhensible. (Salut, corbillard déglingué, qui fut seul veuf en ce deuil.)
Il y a eu un petit article dans le journal. Des notabilités sont venues. 200 voitures ont stationné sur le bord de la route… Nous avions traversé l’Alsace de haut en bas, nous heurtant à une multitude de processions de la Fête-Dieu, avec des pompiers sonores, de mélodieux curés, des fillettes couronnées de fleurs, des bannières aux couleurs du Vatican. Ils ne la savaient pas, ces bons chrétiens, qu’ils étaient en ce jour éblouissant le convoi solennel de mon petit oncle René sur qui un pâle rabbin à barbe noire versait les dernières paroles. Comme on ne lui avait pas permis de discours sur la grandeur de l’homme, le courage du zouave (médaille militaire, croix de guerre), la souriante bienveillance du ludovicien, il était mécontent : si blanc qu’il fût, il y avait du jaune dans son blanc.
Aidée du corbillard, la tradition sauvait la mort de son « naturel » : elle n’admettait pas la veuve au cimetière, enfermait le cadavre dans une boîte de bois blanc, la même pour tous les fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, me permettait qu’aux membres de la communauté d’ensevelir la bière sous les premiers éboulis et n’autoriserait la pose d’une pierre qu’après un an d’anonymat pendant lequel nul ne devrait fouler ce tertre d’oubli. Et de fut, tandis que les juifs en chapeau noir balançaient leurs pelletées qui frappaient le cercueil d’une pluie de chocs crépitants, le seul moment de mort : mon père, disant le kaddisch devant la fosse, était pâle ; son visage défait accusait chaque tour de terre qui tombait, chaque fraction de ce bruit qui se ruait dans ses oreilles, se précipitait aux capitales de la mémoire, se mesurait triomphalement aux images du frère vivant qu’il frappait de nullité ; de là parcourait éperdument le réseau de l’instinct et de la volonté, coupait des circuits, sapait par l’homme mort l’homme vivant, faits l’un et l’autre des mêmes éléments destinés donc au même épilogue. Mon petit oncle René venait de faire la preuve qu’il n’était pas immortel – et c’est ce que mon père, en ce moment de fracas et de chagrin, ne pouvait pas lui pardonner. Sa pâleur, celle de l’oncle Roby et du vieux Jacques, compagnon du défunt, montrèrent à tous leur devoir : gommer la mort. On l’a fait. Mon petit oncle au long nez busqué, au crâne d’oiseau, au cou maigre, a « disparu ». On dit qu’il n’a pas souffert, qu’il ne s’et pas vu mourir, qu’il valait mieux ne pas l’avoir visité pendant sa maladie, qu’on garderait ainsi de lui un sou venir « parfait ». Cent anecdotes ont été évoquées. L’attendrissement a usurpé la place – comme il l’usurpe toujours de cette chose scandaleuse, de cette chose qu’on essaie de penser et qui ne se pense pas – la mort – de cette chose qu’il faudrait, contre tout bon sens mais par honneur, éperdument huer, outrager, blasphémer, nier, la gorge ouverte, le cœur fléché.
Mon petit oncle René avait 73 ans. Je l’aurai peu connu, finalement. On ne se voyait guère qu’une fois par an lorsqu’il venait à Paris rituellement, pour la Foire. Mais c’était « quelqu’un ». On me l’avait appris tout enfant. D’abord, c’était l’aîné ; puis il avait réussi matériellement. Homme riche mais de goûts rustiques, il était vif, intelligent, plein de charme. Il avait le sens des traditions. Si la famille – les Weil, les Bernheim, les Hauser – ne s’était pas émiettée, c’était à cause de lui. Dans sa citadelle de St-Louis, dans cet antique magasin, entre ses poissons rouges et ses tableaux, il était l’unificateur, le coordinateur, donnant des nouvelles des uns aux autres, provoquant les rassemblements. Il m’envoyait des cigares souvent, des « Stumpen » qu’il faisait prendre à Bâle. « Il était fier de vous, m’a dit son ‘garçon’, il disait à tout le monde qui vous étiez, ce que vous faisiez ».
En revenant du cimetière d’Hegenheim, à travers la campagne, nous avons croisé un match de football, des buveurs de bière, des créatures goethéennes qui me faisaient penser à la fille du pasteur d’Ensisheim et un cycliste en noir qui portait, fiché dans le guidon de son vélo, une fleur rouge. Reçois-la, mon oncle, dans ce tertre où tu es, dans ce vaste pays sans fissure où l’on n’a pas besoin de prendre pour donner.

XIII-63
Ariane pleurant à table – parce qu’elle part à la montagne, seule. Larmes de petite fille, ouverture aux futurs chagrins, aux peines, aux douleurs, aux irrémédiables déchirures qui la réduiront à rien, un jour, cette ancienne petite fille.

1964
Mutter : Nous habitions avant 14 rue de la Gare (actuelle rue De Gaulle) là où il y a la banque alsacienne (Sté générale alsacienne de banque).
Rue Foch, il y avait alors un marchand de vélos qui fit faillite. Alors Mme Zéglise, qui n’était pas fritz comme son petit-fils (Raymond, le fasciste, exilé après condamnation à Sartrouville) dit à ma mère : « Venez vous installer, Mme Némarq, pour qu’il n’y ait pas d’Allemand chez moi ».
La salle à manger provient de chez Minckel ; achetée lors du mariage des parents 1920. De même les « cadres » don du mariage des Acker, marchands de meubles, amis de la famille Weil.
La montre de gousset du grand-père Théophile, passée à son fils aîné René puis au cadet Robert, puis à moi, est la même sur laquelle il regardait l’heure en 1919 à Hayange. Toute la famille attendait son verdict. « Alors, M. Weil, dit la grand-mère Némarq, quand est-ce qu’on casse l’assiette ? » (le mariage des parents). Il sortit la montre et demanda « À quelle heure le train pour Paris ? » Puis il partit sans répondre à la grande question. Son frère Alfred venait de mourir à Paris. En y allant, il mourut à son tour dans le train. On le débarqua à Strasbourg.

XII-65
Arbre de Noël. C’était autrefois, au-dessus de chez nous, dans le mystère du grenier Dania. L’arbre était là. Nous n’en faisions pas chez nous. Qu’est-ce qu’il y avait derrière ce foisonnement vert, ces boules de couleur, ces flammes ? Comme les femmes sortirent de derrière les bâches des jouets, des pains d’épices – l’idée m’est restée que les arbres sont inépuisables. Tout le sacré, tout le merveilleux, tout le magique du monde y ont des nids cachés. Salut Sapin, arbre porte-enfance, porte-grâce. Il faudrait avoir son caveau dans tes profondeurs.

Samedi 22-I-66
Ce qui s’est passé entre le monde et moi aujourd’hui.
1) En allant à la campagne, sur la route enneigée et déserte, après la scierie, dans le bois, s’avançait une roulotte rouge et bleue tirée par un cheval. On entendait les cris de l’homme et ses coups de fouet.
2) Des oiseaux picoraient dans les champs par centaines – dans les champs froids, abandonnés par le « roi de la création ». C’étaient les saturnales des corvidés.
3) Chez Sandon l’épicier, parmi les boîtes de sucrerie, j’ai trouvé pour la première fois depuis le lycée de Metz des souris en chocolat, à l’intérieur caramélisé (5 cts, un prix d’enfant pauvre). Impression qu’autrefois elles étaient bien plus grosses.
4) La télévision donnait « Merlusse », une pièce de Marcel Pagnol. Je l’ai regardée. C’était encore Metz – et « Moutarde » le pion qui buvait derrière son pupitre et « Banane » qui est mon remords depuis 30 ans.
5) Avant cela, à 3 h, j’ai vu ma tante Fleurette à l’hôpital Beaujon, dans sa chambre. On ne voit pas ce qu’elle a mais elle le sait peut-être. Dès qu’elle nous a vus Gilbert et moi, elle a crié, pleuré, nous disant adieu : « Mes petits… mes enfants ».
6) Dans la nuit, je me suis levé pour lire, écrire un peu. Des cris ont traversé la maison. Des pleurs, des gémissements. Une femme. Impossible de localiser le lieu de cette souffrance terrible – à minuit et demi. À moins qu’elle ne soit sortie de la roulotte du bois Rothschild, de la salle d’études du pauvre « Banane » (sa mère !), de Beaujon, de l’infinité de ce monde en larmes.

66-I
Vater :
Schnocklosof (vu dans « Ubu sur la butte » un « Chocknosof » qui vient peut-être du même lieu).

Autrefois, à Hayange – avec les Zehren et Molling – la main gauche ouverte, on mesurait les couteaux et les canifs de la compagnie à l’aune de la paume. Si la lame dépassait la largeur de la paume, alors nous, les plus petits, nous tremblions. Nous connaissions l’oracle : les couteaux pouvaient atteindre le cœur. Ils n’avaient pas, les grands, à parler plus avant ! Pas un mot. La glace des mots gelés signifiait déjà l’autre rigidité – engendrée par un coup de lame plus longue que la paume d’un enfant. (Mais entre nous, il ne pouvait s’agir que de tuer nos semblables, des enfants.)

1982-VII
Le Lac, un personnage
Les origines
Mes aïeux étaient du pays de Pont-à-Mousson, de St-Mihriel. Ils parlaient le français de Jeanne d’Arc. Néanmoins, c’était des étrangers en ce pays natal, des sorciers, des voleurs, des bourreaux d’enfants chrétiens dont ils mélangeaient le sang à leurs galettes.
Ils les emportaient à la nuit, fourrés sous leurs lévites, galopant vers cet abattoir à bébés : la synagogue.

82-VIII
Et puisque « Joffroy », je signe mes lettres « J » qui est le « J » aposé sur la carte d’identité de mes père et mère en l’an 1941.

D. 19-VI-83
Conduit Ariane à la gare d’Austerlitz. Senti pour la première fois qu’elle rentrait chez elle. Qu’elle n’habitait vraiment plus à la maison. Quelque chose comme une mélancolie, un cœur pincé.

83-XII
Que chez nous ce sont les femmes qui guident la tribu – les Némarq surtout, rois et reines de Lorraine. La grand-mère, Claire toujours par les routes, en dépit de ses veuvage et remariage avec un inactif, s’installant dans la métropole parisienne, choisissant Asnières où par la suite s’engouffrèrent tous les Némarq et les Weil disponibles autour de l’avenue d’Argenteuil. Tout s’y déversa. Et ma mère aussi, jamais vaincue…

84.II
Le morceau de sucre que j’avais gardé dans ma poche en prenant un café près de l’hôpital Beaujon (où la Mutter mourait 24.XI.73) et dont le papier portait l’image d’un myosotis avec en rouge : « Ne m’oubliez pas ».

84-VI
Mon frère est le premier riche de la famille depuis la fondation de Jérusalem.

1987-II
Lac
Dans Weil, il y a Lévi (serviteur du Temple)
Il y a Evil (diable)
il y a vile (boue)
il y a veil (voile)
il y a live (vie)
il y a viel (âge)
vieux serviteur voilant son diable dans la boue de la vie. (Vieux diable roulant son serviteur etc.)

87-XII
Famille
J’ai une fille
Trois filleuls(e)
Un filleul qui m’a lui-même choisi comme parrain (Frédéric),
Un fils (Palawan) qui m’a lui-même choisi pour père.

Ma famille 89
1 fille, 2 petits-enfants, 1 fils adoptant (Truc), 1 nièce adoptante (Xintian), 1 filleul adoptant (Frédéric Hocquard), 1 filleule (Anne-Laure Gatti), 1 filleule (Carole Pays), 1 filleul (- Sappart).

Il regrettera toujours la bibliothèque d’Alexandrie.

Perso
Pour moi (et mon frère Gilbert), penser au football, c’est le penser en termes hayangeois : regardant à la télé, un grand match qui nous déçoit, nous disons par exemple : « C’est Machepy contre Talonge » ou « Thionville contre Sérémange ».

89-XI
Quand Truc, mon « fils adoptant » m’a écrit de son camp de transit aux Philippines, c’est son nom qui m’a eu. Truc … pouvais-je laisser tomber le petit Truc ? (À Paris-Match, j’avais déjà pris la défense d’un huissier accusé de vol et menacé de congédiement : il s’appelait La Pérouse.)
Ma bonté ne démarre qu’à l’onomastique ?

93-VII
Grand-mère
Se souvenir d’elle. De Claire Bloch épouse Némarq (de deux Némarq successifs, Maurice et Alphonse – celui que j’ai connu). Morte à l’asile d’Épinay en 41 ou 42, victime comme 40 000 malades mentaux, de la faim (une co-production de Vichy, du prix Nobel Alexis Carrel et de l’avidité d’un personnel rafleur de leurs pauvres rations).

98-8
Pourquoi j’ai toujours aimé les économies de bouts de chandelle.
La pauvreté des aïeux
L’aisance toujours remise en question des parents
L’horreur du gaspillage (on n’a jamais jeté un seul bout de pain chez nous)
Mais hors ces bouts de chandelle : la prodigalité, le goût du don, la générosité. Il m’a toujours été plus facile de dépenser un million que de renonce à éteindre la lumière derrière moi.

98
Dans mes « egoflashes » parler du fils de Théo. Donner les noms de sa mère, de lui-même.
Les visites de la mère à ma mère avec le petit.
Mais la mienne (de mère) ne voulait pas accepter la situation. C’est le seul manque de sensibilité que je lui ai connu.

2000
Le parler de ma mère était d’un français si clair que je n’ai eu qu’à le cueillir sur ses lèvres pour être un écrivain.

2000-VI
Ste-Ménehould – Ste Menou comme un appel secret de mes ancêtres, chiffonniers ou colporteurs par les chemins de Lorraine (ceux de la Pucelle aussi : Domrémy, Vaucouleurs, St Mihiel ( ?).

2000- 30-XII
Enfant, je croyais que je ne durerais jusque-là que par une vitalité exceptionnelle (je n’étais pas sûr d’en avoir assez pour atteindre mes 78 ans : l’air du temps était plutôt aux quinquagénaires terrassés par l’embolie ou happés par une locomotive haut-le-pied, aux sexagénaires à la fin d’une vie de labeur et de probité, lisant les avis de décès du « Républicain lorrain ». Le septuagénaire était l’exception.

S. d.
Composantes de ma neurasthénie d’octobre 64 : la maladie du Vater – entourée, comme une vieille sorcière, par d’autres harpies cramponnées à Sabathier-Lévêque, Ruth Michel, Mme Raymond, etc. – la découverte de ma propre perméabilité à l’agreniar (troubles divers, Rémor) – la tristesse affichée de mon frère, la noire inquiétude et le noir tourment de ma mère.

Postérités
Fille : Ariane
Filleuls : Annelaure Gatti
Frédéric Hocquard (par coup de foudre à l’âge de 15 ans)
Samuel Sappart
Fils : Nguyen Thanh Truc 15 ans (vu une fois aux Philippines-Palawan. Un coup de foudre de la paternité. « Père adopté ».)
puis ses trois frères.

 

 
Armand Gatti

 

Paris le 29 août 1949
Si vous n’étiez un paquet de merde intégral, nous pourrions vous proposer à la rigueur notre main sur la gueule. Mais avec vous les risques de se salir inutilement sont par trop grands. Nous avons le sentiment qu’on ne saurait discuter le « Voleur de bicyclette » avec vous qu’à coups de pieds dans le cul.
On ne guérit pas de la connerie et dans cet ordre d’idées votre cas paraît vraiment affligeant.
C’est pourquoi, faute de mieux, nous gardons à votre disposition ce coup de pied aux fesses que personne – vraisemblablement – n’aura la pitié de vous accorder.
Voici l’adresse à laquelle vous pourrez vous présenter à toute heure de l’après-midi

Armand Gatti
Presse judiciaire
Palais de Justice

Pierre Joffroy
Reporter
29, quai d’Anjou

Avril 1950
Mon vieux Joffroy. Otero s’est proposé spontanément à participer aux frais du cadeau Saby. Ne pourrais-tu pas téléphoner à Bernard en lui donnant le n° de téléphone d’Otero : Europe 48-49 pour qu’il l’invite le soir en même temps que nous. Surtout ne lui parle pas du cadeau parce qu’Otero a demandé l’incognito le plus absolu en ce qui concerne la participation.
J’ai essayé hier soir d’avoir Saby. Je ne l’ai point touché. Peux-tu le faire à ma place,
D’avance merci.
À toi, Dante

Août 1950
Mon cher Joffroy,
L’histoire de la presse à bras a pris tout mon temps. Je n’ai pas eu le temps de faire grand chose. Que je dise toutefois pour m’excuser que la P. à B. est en bonne voie. Tu seras actionnaire sous peu.
Ajouté quelques détails au dernier papier déjà si complet.
Lundi soir les deux autres (début du III et IV) seront terminés.
Bien à toi, Gatti

Sans date – 1950 ? Papier en-tête du Parisien
Mon consul, ô mon double-corsaire
Sans la preuve d’Anapaïké et celle du Rolleflex à ton cou j’eusse pensé que c’était la photo « du Robert » – comme dit l’Alplume – avant son passage dans les hussards de la mort (voir le Parisien du 22 août 1950 consacrant une fois de plus the greatest reporter in the world) les territoires de l’Imini me donnent à penser à une abondante collection de têtes humaines – avec peau desséchée par dessus – dans les bagages consulaires. Gros succès de ta lettre 15 bis rue de l’Hôtel-de-Ville à Neuilly. Ces dames étaient pâmées. Claude la cinéaste les a traduites en un « quel type épatant ce Joffroy » dépouillé de cette ambiguïté chère au digne Hesperus. Petrus-le-feu-de-cheminée (en attendant l’incendie total de quelques salles de concert de la rue Cardinet) s’est refusé l’Amérique du Nord pour retourner le plus vite possible à Paris. Il est arrivé portant bien haut l’assurance et la promesse du quart de ton, sans oublier une peau tannée à souhait. Il doit avoir du territoire de l’Inimi dans les pigmentations épidermiques. Inutile de te dire qu’il a déjà (tout en se disant d’accord) enfoncé quelques vaillants coups de sabre dans ce qu’il appelle nos rêves hérautiques. « Et négateur avec ça… » a ajouté Hesperus ulcéré jusqu’aux tréfonds de sa dialectique du refus bien comprise. Grosse gaffe (une fois n’est pas coutume) en oubliant tout à fait ce pauvre Otero. Essaye de réparer si tu peux (ou si tu le devais). Son adresse : 29 quai d’Anjou, Paris IV. Il habite dans la chambre de François-(Jean Armorin). J’ai reçu une lettre de « maman Joffroy » (c’est ainsi qu’elle a signé). Nous nous verrons dès qu’elle aura quitté Hayange.
Au journal, petites histoires lamentables vont leur petit train de sénateur. Les hirondelles sont parties en même temps que toi ce qui nous laisse prévoir un mois d’octobre – et les vacances d’icelui – sous le signe des sports d’hiver. Tâche de ne pas retourner pour septembre.
De notre envoyé spécial Hesperus, rue du Colonel-Bonnet. Août (par téléphone). 1ère édition. Dis bien des choses au Consul. Stop. Exactement. Stop. Enfin. Stop.
2e édition. Qu’il soit prudent et qu’il se conserve le plus intact possible à notre amitié.
3e édition (3e coup de téléphone). Tu as fini de me faire chier. Écoute, Gros, j’ai à travailler. Je dirai con Consul la façon inavouable dont tu me tortures. Stop. Danièle est mécontente de la transformation du tonton Pissou en Consul, et le Bombelet un peu désorienté. Mais nous avons tenu ferme (Hesperus et moi). Envoie carte si tu peux à Marchal (diplomatique). La pipe haute.
À bientôt, à toi,
Dante.
Dernière minute : 1° de nombreuses personnes ont écrit pour envoyer de l’argent à Giuseppe Bonaluni et payer des études à son petit-fils. Je suis très emmerdé.
2° Je joins une lettre que m’a transmise Corvol
3° Cette lettre (la mienne) est prosaïque et ridicule. J’en suis navré.
Carte postale d’Algérie, arrivée 20 décembre 1951
Il va falloir prévoir une vingtaine de papiers. Des éléments de première bourre. À toi, Dante.
Bon Noël aux copains.

Lettre au Président de la République (Vincent Auriol), 13 août 1951

Carte postale d’Algérie, arrivée 19 décembre 1951
Très intéressant et très hostile à la fois. Sens d’un sérieux angoissant.
Amitiés à tous,
Gatti

1952
Douce et toute attirante P…
Je pars adoncques pour le reportage de ma vie
Ne sais quand reviendra
Ne sais quand reviendra.
Tu ou toi, ô très magnifique.
« Auriez-vous l’obligeance dans le cas où la délaissée Danièle aurait besoin de cinq mille francs pour finir son mois de les lui avancer sur mes notes de frais » (1)
Viendrai peuplé de gens nouvelles et d’animaux à peine entrevus.
Quand nous reverrons-nous et nous reverrons-nous. (2)
(2) La soirée chez le comte Colsi a été un scandale. J’ai « boulizé » à tour de bras.
(1) Grande prière surtout de garder le reste

Docteur Yves Thévenin
33, rue Gabrielle
Charenton (Seine)
Le 17 février 1955
Je soussigné, Docteur Yves Thévenin, certifie que l’état de santé de Monsieur Gatti Dante, nécessite un arrêt de travail de 15 jours à dater d’aujourd’hui.

Carte postale
Juin 1955
Reportage qui porte à la haute méditation. Suis encore sous le choc de la visite à Mauthausen. Reste encore l’Allemagne à faire. Serai de retour aux environs du 15. Joindrai impressions germaniques à celle de la
Avec l’amitié de Gatti

Managua, Nicaragua, juillet 1955
Doulce et chère Parpue,
Je viens de recevoir juste au moment de partir au Costa Rica (où semble-t-il ça commence à barder), une lettre du Seuil. J’ai répondu que je leur donnais carte blanche pour qu’ils arrangent avec toi ce qui semblera le meilleur. Tu n’as qu’à décider. Personnellement je ne puis donner un avis car je me souviens à peine comment le livre est fait. Quant aux photos il n’y en a pratiquement aucune. Celles du Parisien sont été perdues en partie par Desjardins. Les autres je les ai distribuées à droite et à gauche. Et il n’y a plus de négatifs. Je dois cependant en avoir conservé quelques-unes (très peu) dans le premier tiroir de la commode peinte en beige qui se trouve dans mon bureau de travail. C’est là que j’entasse toutes les photos. Tâche de voir à la maison s’il y a moyen de faire quelque chose de ce côté-là. Leroyer en possède de très jolies le concernant (en particulier une panthère regardant la rue de derrière une fenêtre). Je l’ai signalé au Seuil. Excuse cette brièveté uniquement due au départ qui va avoir lieu dans une heure. Je languis derrière un tien écrit,
À toi et à tous les tiens,
Ton Gatti

(Cachet de la Poste : 3-VIII-55)
Palace Hôtel
Guatemala, C.A.
Ma toute grosse
D’abord des nouvelles de ton fils l’enregistreur d’images : il se porte fort bien. 10 rouleaux ont déjà été faits sans le moindre accident. Reste à savoir ce que ça donne.
Deuxième nouvelle moins bonne : il y a des Lacandons dans le Guatemala (entre 100 et 500). Le chiffre n’est pas précisé. La chose est absolument certaine. Elle m’a été confirmée par l’excellent Don Ricardo Castaneda, directeur des études mayas à l’Institut Inde… d’ici. Il est en train d’y consacrer une étude qui va bientôt paraître (en partie) dans le bulletin international de géographie.
Ici, je n’ai pas encore cessé d’être ébloui. Nous avons voiture, avionnette et chevaux à notre continuelle disposition. J’oubliais la Lancia (canot automobile) pour les lacs. Il n’y a pas une seconde de perdue. Liberté entière de faire n’importe quoi et d’aller n’importe où. Nous partons avec Niedergang (qui est vraiment un type excellent et journaliste de classe) en expédition dans le . Nous allons essayer de faire la jonction entre le Lago Flores et le Dulee. Après quoi, retour à Mexico pour courte randonnée selon itinéraire prévu. Un Tarahumana coureur à pied on a beaucoup parlé d’Artaud.
Bise Claudie sur le front. Meilleurs souvenirs à toute la famille,
A toi, un crin crin sur l’oreille,
Dante

De Bargemon, cachet de la Poste 20-VIII-56
Ma grosse,
Danièle m’apprend – compte tenu du monticule d’appréhensions et de craintes – qu’Ariane va bien. C’est un ouf ! d’autant plus grand que ce genre d’histoires font toujours appel par certains côtés à Kafka. J’ai vu à travers Match que la Seine a charrié des éloges. Pont Mirabeau ! Pont Mirabeau ! Ce sont quand même les choses qui restent. Les fameuses références toujours vitales dans la pinède des longs articles que le moindre coup de soleil rend aveugles. Rien n’est plus triste que le papier qui jaunit. Il est bon que de temps en temps s’y intercalent des zones de grâce. Ces quelques coups de flûte provençale (à ne pas confondre avec l’accent de vigne résignée que G. Bonheur porte dans son regard) que faut-il dire de Bargemon ? Il fournit chaque jour l’air, la lumière et l’eau. Il y ajoute la nuit, de troublants clairs de lune et des possibilités de dormir. Le mistral et la pissaladière ne sont prévus qu’une fois par semaine. Les mouvements de la population sont divers. Mes ces derniers temps ils se sont rassemblés autour d’une espèce de réalité mythique. L’évasion d’un singe dans les rues du village. Nul n’a encore pu l’attraper. Peu l’ont vu. Mais il assume le centre de gravité de toutes les discussions. Le Gros lui-même n’en dort plus. Il a peur qu’il pénètre la nuit par surprise dans l’atelier. Et patatras ! les toiles, le vernis et les acides. Dès six heures du matin (c’est hélas l’heure de son lever) il m’explique, tomes de physiologie animale et de biologie en mains que les singes sont « des sales bêtes » voire du « bestiau peu recommandable ». J’ai essayé (mauvaise idée de ma part) de ne point partager son avis. Je suis devenu un « Auvergnat ». Mais un « Auvergnat » qui a voulu prétendre que cet intérêt démesuré porté à un singe était peut-être une objectivation d’une passion dont l’animalité remontant au cheval – Tonnerres de l’Olympe ! Sais-tu de quoi je me suis fait traiter ? de « poujadiste de la métaphysique »…
Mise à part une désastreuse sortie en moto à Grasse (pour se faire couper les cheveux) je ne suis pratiquement pas sorti de la studieuse chambre qui m’a été assignée. Les résultats, je pense, sont bons. La pièce est faite et écrite. Elle porte le titre prévu de « Quetzal » et se déroule sur deux temporalités différentes dont l’une est suffisamment générale pour servir de contrepoint et de prolongement à l’autre.
D’un côté trois Mayas peu de temps après la conquête, de l’autre un dictateur valable pour toutes les époques du Guatemala. Le caractère de la pièce est indiscutablement politique mais reste suffisamment Gatti pour ne pas que ça se confonde avec du Brecht par exemple (c’est ma seule crainte, il faut en avoir, que serais-je sans craintes ?).
L’accident moto s’est résorbé presqu’entièrement. Les plaies et écorchures sont cicatrisées. Les contusions disparaissent. Le Gros ne boîte plus. Quant à moi j’ai retrouvé aujourd’hui l’usage presque entier de mon avant-bras gauche – chose épuisante à supporter les jours derniers. La moto est restée à Grasse avec son avant pulvérisé. À ce propos, je t’adresse une supplique du Gros. Il a bien essayé de le faire lui-même, directement. Mais tu connais sa nature. Elle est sujette à des complexes. Toutes les fois qu’il veut t’écrire, il démolit par mégarde quelques flacons de liquide à gravure (grave) ou bien une planchette de pharmacie (encore plus grave). Peux-tu lui envoyer un peu d’argent – la somme que tu pourras – pour qu’il puisse réparer son engin. Il te remboursera de toutes façons 10 000 francs à la fin du mois. L’adresse est simple comme le vent dans les rues : B. Saby peintre, Bargemon, Var. De la dictée j’en reviens à la rédaction pour te serrer les cinq tiens, les cinq de Marie-Claude et les cinq fois cinq de tous les Weil.
Je rentrerai dans quelques jours avec le sentiment du travail accompli. C’est sur ces bonnes formules qu’on forge une vie d’homme (les chiens compris).
T’embrasse,
Dante
P.S. Le Gros me demande si la « chose » a plu à la fiancée de Gilbert. Il s’empresse d’ailleurs d’ajouter que le contraire l’étonnerait, l’aquarelle étant « un fin chef-d’œuvre » (tâche de dégonfler les césarismes du Monsieur).

Maurice Pourchet
Avocat à la cour de Paris
Mardi 1er décembre 1959
À Monsieur Armand Gatti,
De Paris Match
51 rue Pierre Charron. Paris VIIIe
(Lettre manuscrite)
Monsieur,
Vous venez de consacrer à la mémoire de Gérard Philipe des pages d’un recueillement très pur.
Vous comprendrez donc, puisque votre Article contient quelques mots sur le Père du jeune Héros disparu, que je vous apprenne, si vous ne le savez déjà :
– que pour écarter de son Fils, alors étudiant, la menace du Travail obligatoire en Allemagne, M. Philippe avait monté avec moi (j’avais interrompu ma vie d’Avocat) une petite affaire de dessins animés, que conseillait M. Kostia Tchikine et où Gérard était fictivement employé ;
– et, encore, que M. Philippe père a mis au point les premiers contrats d’Artiste de Gérard avec le souci profond et minutieux de servir au mieux l’Avenir de son fils dans cette Carrière, si belle et si difficile, de comédien qu’il avait choisie.
Il s’en faut de beaucoup, certes, que j’aie toujours été d’accord avec M. Philippe père. Mais il a droit, comme chacun, à la Vérité, que son fils aimait fort.
Je vous laisse le soin, Monsieur, d’apprécier s’il convient de communiquer à vos lecteurs, ainsi que je le crois, ce qui précède et je vous prie d’agréer l’assurance de ma considération distinguée.
M. Pourchet

Paris, le 3 décembre 1959
Monsieur Maurice Pourchet
20, rue Mirabeau
Paris XVIe
Monsieur,
J’ai bien reçu votre lettre. Je comprends vos motifs. Mais je crains fort que si, dans notre courrier « Les lecteurs écrivent », nous reproduisions votre information, une polémique s’ensuive – et ce, pour les raisons que vous savez. Il semble certain que Gérard Philipe n’aurait pas aimé qu’on débatte dans la presse ce drame familial. Peut-être alors vaut-il mieux se taire – et laisser faire le temps…
Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.
Armand Gatti

S. d.
Ma juste Parpue bien-aimée,
Dire que le voyage a été excellent serait traduire la vérité, mais une partie seulement. À Moscou je suis tombé de ma hauteur. Résultat : un bras fracturé, l’autre fortement endommagé. Je ne croyais pas être si haut perché. En ce moment si je retrouve l’usage du bras et de la main droits, le bras gauche est dans le plâtre du poignet jusqu’au cou. Distance qui malgré les apparences je suis fort loin de trouver négligeable. Bien entendu pas un mot de tout cela à Daniele. Je la mettrai au courant lorsque tout sera fini. Ici la délégation vit des jours inoubliables, et sur le plan de l’accueil, les Coréens laissent loin derrière eux tout ce que j’ai pu connaître jusqu’ici. Au début nous avons essayé par radio Okinawa de nous tenir au courant de tout ce qui se passait chez nous. Il a suffi d’une dizaine de jours pour tomber dans la plus monstrueuse indifférence. La distance géographique n’est pas un vain mot, mais en la circonstance il y a beaucoup plus. Sur le petit itinéraire – le seul que j’ai fait jusqu’à présent – Pyongyang – Kaesong – Pan Mun Jon je t’assure qu’il y a de quoi bouleverser l’homme le plus assis. Tout cela nous oblige à repenser entièrement le scénario. Si tout va bien nous commencerons à donner les premiers tours de manivelle dans dix jours. Excuse la brièveté de ce mot, c’était uniquement pour t’embrasser. Mes meilleurs souvenirs aux tiens de la première B.I. à l’indispensable Ariane.
À vous, Dante.

S. d.
Ma grande, ma grosse, ma toute douce,
Ton nom est prononcé à peu près vingt fois par jour à travers la Sibérie. Ton chef de publicité : Chris Marker. Il a commencé par faire des jeux de mots en ajoutant à chacun « comme dirait Joffroy ». Les jeux de mots prenant de l’extension et certains jours tombant comme des grêlons, tu es devenu un personnage essentiel de ce voyage. Avant hier en revenant de filmer un troupeau de rennes l’opérateur s’est écrié : « Les rennes c’est les rois, comme dirait Joffroy ».
Les russes ont avoué leur ignorance d’un tel personnage aussi essentiel pour la langue française en villégiature. Ils ont promis de réparer la lacune.
Le voyage répond à notre attente, mais ça démystifie pas mal de choses. À mon avis ici ils semblent repartir du bon pied. L’accueil est très fraternel, n’étaient les
Le centre opérationnel est Yakoutsch. Avons dans des mines d’or et puis pas mal d’autres endroits. Nous atteindrons le pôle du froid dans quelques jours. Après quoi obliquons vers l’Angara. Retour vers le 7 ou le 8. Les Yakoutis me vont droit au cœur. Encore un foyer de sympathie de par le monde. Mais je vois mal encore ce que je pourrais en tirer sur un autre plan que le journalistique. Un petit accident l’appareil photo s’est refusé à tout usage quant au numérotage des photos. Après deux ou trois essais au jugé, j’ai abandonné (avec regrets) cette activité. Excuse mon extrême fatigue. J’ai du mal à tenir…
Amitiés à Marie-Claude, et à toute la famille. Gatti

Carte postale, Moscou, 1961
Ma Grande,
Avons été assassinés par les Américains et surtout les Polonais. Le grand prix de la mise en scène n’a pas la même valeur que chez nous et a été un rattrapage du dernier moment. Mais quel accueil de la part du public. Inoubliable. Je rentrerai le 2 ou le 3. T’embrasse. À bientôt, Dante

Carte postale, Prague, 23-12-61
La Trinité se passe
Marlbrough ne revient pas.
Bonne année à toi et Marie-Claude,
Dante

Cuba, Avril 1962
Ma grosse Parpue jolie
Chaque jour nous recommençons la mort des autres – ça nous fait une belle jambe. C’est pourquoi chaque jour nous mettons nos pieds dans des milliers d’empreintes qui nous ont précédées. Jamais nous ne trouvons la nôtre (il y a beaucoup de sable dans tout cela, et la mer par dessus tout). Chaque jour n’étant que le besoin de s’insérer dans un contexte dont nous n’avons aucune donnée, je me demande pourquoi je t’en parle.
Au fond, si ma matière cervicale explosait, elle ne trouverait que des meubles à quoi s’accrocher (à cause du contexte bien sûr). Des meubles (ils sont faits en série j’en suis sûr) comme tremplin métaphysique c’est plutôt fluet. Si je meurs, je ne veux pas que tu recommences ma mort, car je pleurerais à travers toi. Hi ! Hi ! Hi ! Tu ne t’entendrais plus causer. De plus, la mort c’est une fausse piste (c’est le gros chat qui l’a dit) alors, que nous reste-t-il ? Mourir carbonisé, je l’ai envisagé comme une finesse, mais à quel prix bon dieu ! Je ne sais pas si dans ce cas l’idée couvre la réalité dont elle n’est d’ailleurs qu’un instant, la réalité étant une autre paire de manches. C’est pour cela qu’en ce moment j’écris un film drôle, très drôle. « J’en ai le plexus solaire » tout chamboulé, le ventre aussi, et par un mouvement de mécanique ondulatoire, me voici sur la piste te saluant.
Tiens ! le clown est triste aujourd’hui…
Rideau ! (Il vaut mieux)
(1) N’oublie pas que néanmoins je reste derrière
Je suis là haut et pire encore
(Chats)

La Havane, 1962
Carte postale
Mon Grand – Le film commence en principe le 1er septembre. Dis-moi quand et comment tu vas venir. Moi j’arrangerai les choses de ce côté-ci. Je t’attends. Donne nouvelles. Vous embrasse. Dante

Juillet 1963
Ma Grosse,
J’ai besoin de toi. Le mot est assez grand pour que tu le voies (et accessoirement tu l’entendes). Voici la situation.
Dauman marche. Mais sans distributeur. Il attend le scénario complet pour pouvoir présenter une demande d’avance au centre. « S’il arrive à monter l’affaire » il signe le contrat.
Entretemps, une connaissance plus approfondie des égouts a fait voler en éclats le scénario préfiguré. Donc je viens d’en refaire un autre qui me paraît davantage coïncider avec ce que nous voulons faire. En gros il paraît aller (ce n’est peut-être pas le cas). Je le donnerai donc à Dauman pour qu’il fasse son devis et présente sa demande financière.
Mais entretemps, il faut que tu le reprennes en entier pour lui donner sa forme définitive. Il y a tout un travail de reconstitution, toute une série d’envolées lepico-réalistes qui te reviennent et qu’il faut que tu fasses. Je crois que nous pouvons très bien répartir le travail sans empiéter l’un sur l’autre, et que chacun donne le maximum de son côté.
Comme c’est moi qui finalement vais faire la mise en scène des Chroniques à Toulouse, il faut que je sois parti au plus tard le 15 août. Donc nous aurons juste le temps d’une passation de pouvoirs. Au retour, c’est-à-dire en octobre, il faudrait que le scénario soit prêt, et que tu aies déjà commencé les repérages avec Jean Charvein.
Je termine comme j’ai commencé : je t’attends le plus vite possible.
Ton toujours Gatti
Amitiés à Marie-Claude
P.S. Monod m’a apporté le texte que tu as fait pour Marseille. Il a ébloui tous ceux qui ne te connaissaient pas + un capo-lavoro.

Octobre 1964
Carte postale de Toulouse
Prépare l’auto pour le 29. Ça risque de ne pas être mal. T’embrasse.

Octobre 1964
Gatti.
Les partisans vénézuéliens enlèvent un colonel américain à Caracas et font savoir qu’il servira d’otage pour un Vietnamien condamné à mort à Saïgon (pour avoir placé une bombe sur le passage de Mac Namara, ministre américain).
Finalement Smollen le colonel est libéré, ses ravisseurs arrêtés – et le Vietnamien est fusillé. Gaston Bonheur à propos de ça : « Le monde se met à ressembler aux pièces de Gatti ».

Janvier 1965
Ma grande,
Excuse cette lettre sur le départ. Quintard (l’Affiche Rouge) qui devait me donner 300 sacs avant de partir vient de reculer de dix jours la livraison ce qui fait que je laisse famille, Hubert (les loyers) sans un rond. Pourrais-tu pour assurer la transition avancer (si toutefois tes possibilités te le permettent) la moitié de la somme soit 150 sacs environ. Tu n’as qu’à envoyer le chèque à Hubert qui s’occupera de la répartition et du remboursement (puisque c’est à lui que Quintard en mon absence doit remettre l’argent).
Je ne rentrerai que pour la lecture à St-Étienne dans laquelle j’inclurai Pattes blanches et la planification à Toulouse.
Après quoi l’Affiche Rouge (avec toutes les méfiances que je nourris à l’encontre du septième art en ce moment).
Je t ‘embrasse
Dante
P.S. Un grand projet semble poindre. Je t’en parlerai en février lorsque je serai de retour.

2 août 1965
Piancerreto
Ma grande,
Malgré le taureau, les moustiques, des Turinais particulièrement braillards et bruyants, la venue d’un communiste au village qui a failli déclencher le tocsin et des orages plus que pesants, je navigue quatorze heures par jour dans les eaux franquistes. À tel point que par contagion j’en arrive à me faire marcher moi-même au pas. Ne crois pas que ce soit négatif, car la nuit je dors réellement. Dans la vaste voûte étoilée, il y a deux petites lumières qui clignotent, l’une s’appelle « Marion Chiara » et l’autre « Klara ». Le dieu de ces constellations n’étant pas celui de l’évangile, mais celui de la rue d’Ornano, j’attends que les lumières se fassent verbe, pour que le verbe puisse se faire chair.
Pour Manouchian, j’attends le manuscrit (ces jours-ci selon ce que tu avais prévu). Et j’attends « Klara » en conséquence pour le 20 août. J’ai reçu la lettre d’accord de Cekoslovensky Film Export. J’attends que tu me fasses signe pour lui répondre, le rendez-vous de Prague étant prévu vers la fin août.
Pour ne pas répéter une cinquième fois « j’attends » je te livre (une fois de plus) mon adresse : Pianceretto, etc.
A toi toujours,
Dante

Piancerreto, 11 octobre 1967
Mon Grand,
Le brouillard qui s’attardait entre deux collines, pris de flanc par le soleil levant m’a fait penser à tes poèmes. Une grande plaine verticale qu’il n’y avait pas besoin de déchiffrer ou de savoir lire. Elle éblouissait de l’intérieur. Merci de te rattacher à ce qui existe et de le propulser loin devant toi
Ton toujours (deux chats)

Mon grand,
Avec l’âge, le rituel, la liturgie et bien entendu l’obligatoire panorama piancerettéen des mois estivaux – Je compte terminer aujourd’hui la première pièce du « Petit manuel de guérilla urbaine » dont le titre provisoire est « Ariane et son papa ». Je tenais à ce que tu en sois le premier informé
Ton toujours
Amitiés à B.I.

28-VIII-68
Bien reçu la cartoline. Merci pour « Ariane et son papa ». Tous les deux sont très fiers. Nos braves journaux sont prêts à se battre jusqu’au dernier Morave. Nous, nous connaissons un pays que l’on occupe, tyrannise et martyrise et qui n’a jamais valu 8 colonnes pendant 8 jours de suite ! Sic…
(Prague va presser la désagrégation du vieux P.C. Nous aurons tout le temps… art de fermer les yeux… un nouvel évangile – et toi, peut-être, o sublime … d’en prier le petit St Jean)
Salut et fraternité
(Joffroy)

Stuttgart, 24-12-69
Le rituel de la carte postale c’est habituellement de Piancerreto qu’il se manifeste. S’il y a eu un petit changement c’est pour célébrer le premier coup de manivelle de Ubergang über den Ebro qui a eu lieu au verso.
T’embrasse (chats) (Gatti)

Sans date de Chine
Ma bonne Parpue toute neuve,
Inutile de discuter : le pays est engloutissant. Cela se passe sans bruit, sans rumeur avec un sourire et beaucoup d’ambiguïtés. Mais un fait est certain : tu disparais (disparition en Ut majeur, voir le musicien). Une chose est certaine encore, tout ce qua écrit Cartier est un monceau d’immondices avec des liens tellement osés avec la réalité qu’ils touchent au délire pur et simple. Sois sûr que ce disant, je ne polémique pas. Tour à tour Chris Marker (à Moukden) et moi (à Pékin) sommes tombés malades. Mais nous voici quand même à Shanghai. Je ne puis t’en parler car je viens d’arriver à l’instant avec trois petits jours de train (trajet Mandchourie-Tien-Tsin). Vu dans la nuit ça m’a l’air assez impressionnant une espèce de New York chinois. L’opération Pékin journalistiquement est quasi terminée. Quelques détails à ajouter au retour. À Shanghai, nous comptons faire un reportage photo « 29 ans après la Condition humaine ». On verra ce que ça peut donner. Après ça attaquons le Fleuve Jaune. Le ministère culturel est en train d’étudier la question. Malheureusement la phynance est quasiment pulvérisée. Je laisse pour la fin la rencontre avec Wang Tchen Tsi et de son fils qui s’appelle « Né à l’époque de Mao Tse Tong ». Je suis allé manger chez lui juste en face du palais impérial. Vu sa mère et sa femme. Très sympathiques au premier abord, surtout sa mère. Il m’a remis un somptueux cadeau pour Madame Joffroy (Adèle). Avons beaucoup discuté, de moi en particulier. Je le reverrai plus amplement lorsque je repasserai par Pékin.
Essaye si tu peux de me donner quelques nouvelles, soit chez Wang soit au Hsin Chao Hôtel (Délégation française), Pékin. Mais l’Europe est tellement loin. Vue d’ici c’est un peu le rocher de Zanzare des archipels océaniens.
Reviendrai entre le 15 et la fin novembre. Bises à tous, Madame Mère, Claudie, Gil sans oublier l’oreille.
À toi, ton Gatti

Mon cher Dante
Bien reçu carte de Pékin et lettre de Shang-Haï. Heureux de savoir que le mal dont tu souffrais s’est enfui comme un rêve. Heureux aussi que l’ami Wang ne soit plus un fantôme pour ses amis, mais quelqu’un qu’on a vu et dont on a serré la pince.
De peur que le courrier ne parte sans cette lettre, j’entasse ci-après, ce que j’ai à te dire, choses importantes et futiles ensemble.
1) Danielle va bien, mais s’ennuie vigoureusement.
2) L’Express a paru, mais ses premiers numéros ont fort déçu : présentation, mise en page, etc. Cela s’améliore. Patrick Kessel en est et paraît content (après une période de rage contre les belles manières et les beaux costumes qu’on y arbore).
3) Gaston Bonheur a reçu ta lettre. Il est très satisfait du travail dont tu lui parles. Il t’enjoint de mettre toute la vapeur. Ta cote n’a jamais été aussi élevée. Il te recommande de ramener en Europe tout ce que tu peux, côté photos du fleuve (demande aux Chinois, s’il se peut, de te confier leur documentation).
4) Faits divers : a) la femme de Descamps a été trouvée morte chez elle, empoisonnée par les somnifères. Accident, dit-on.
b) Rigade a quitté la maison, brouillé à mort avec Lacaze. Les motifs en restent mystérieux. Certains parlent d’un couchage entre Mme Lacaze et Rigade… Mais ton serviteur ne peut s’empêcher d’être sceptique. C’est en tout cas la décomposition qui commence. La monarchie bicéphale a vécu. Quelques faces sont réjouies.
5) Bernard est rentré et prépare son exposition. Boulez travaille d’arrache notes et te salue. Paule est Paule. Le mufti mange du riz. Je rentre d’Italie où j’ai vu Venise que je reverrai – que je reverrai, que je reverrai.
Dis à Wang que ma mère, ma femme, mon frère, tout le monde le saluent et souhaitent qu’il soit heureux. On voudrait plus souvent de ses nouvelles, et on le remercie de ses cadeaux. Dis-lui aussi (mais il le sait) que notre amitié durera aussi longtemps que la Muraille de Chine.
Bon travail ! Engrange, noble fourmi, de quoi rêver tout l’hiver. Salue les 500 millions de Chinois de la part de quelqu’un qui leur veut du bien – et qui aurait bien aimé le leur dire.
Joffroy

Sans date de Pyong-Yang
Ma grosse Parpue and Sweet Marie-Claude,
Grande et généreuse idée de ta part de me répondre tout de suite. D’autant plus que tu peux continuer sur ta lancée : tes réponses risquent de trouver à coup sûr un Gatti pour les recevoir à Pyong-Yang. En un mot, je ne serai pas rentré avant la première quinzaine de septembre. C’est du moins ce que je viens de décider après lourdes réflexions et écrasant cas de conscience.
Voilà comment se présente la situation : les Coréens ont décidé d’investir dans ce film deux cents (200) millions (000 000). Encore ce chiffre ne représente qu’une évaluation partielle dans la mesure où l’on ne peut chiffrer la mise à disposition de l’armée de Nam tout entière, de l’aviation et de la marine (de pêche). Acteurs et figuration sont illimités. Nous avons à notre disposition les meilleurs opérateurs et techniciens de Corée et les laboratoires de Pyong-Yang Film. Officiellement, il nous a été dit que seules les cornes de chat ne nous seraient pas données : parce que choses introuvables en Corée, mais pour le reste nous pouvions demander tout ce que nous voulions.
Dans cette affaire, Bonnardot et moi nous fournissons le scénario, la mise en scène et la pellicule. Les Coréens ne demandent aucune autre contrepartie que de voir un film sur leur pays projeté en France, c’est-à-dire que nous ramenons une superproduction dont nous serons les propriétaires absolus. En sortant le film en France, même si, au point de vue commercial, c’est un échec, il représentera toujours une rentrée d’une quarantaine de millions, sans compter la loi d’aide et les différents organismes annexes qui nous permettront de faire un autre film. C’était, je crois, une chance unique à ne pas laisser échapper, d’autant que notre avenir (en disant notre, je pense à toi) semble s’y dessiner. C’est pourquoi même si Libération craque (je compte pour le passage à vide s’il a lieu sur Chris, le Seuil et St-Joffroy). J’ai pensé qu’il eut été criminel de laisser passer une telle chance.
Tout le mois de juin a été consacré à la mise sur pied d’un scénario qui fut à la hauteur de l’aide proposée. Je ne suis pratiquement pas sorti de ma chambre. Les Thermos de café ont fonctionné à fond et puis + 35° de chaleur ambiante. Dans quelques jours scénario, découpage et dépouillement seront remis à la productrice sur laquelle veille l’inestimable Kang tong-more (tong-more = camarade) et nous commencerons à tourner au cours de la première dizaine de juillet.
Pour la fracture, c’est maintenant déplâtré (affreuse impression de la sueur qui dégouline sous le plâtre) quoique le bras s’obstine à conserver une raideur de gentleman. Il faut dire qu’avec une intuition que seul un frère peut avoir pour son frère lointain tu as mis le doigt en plein dans le mille. Eh oui ! il y avait la vodka. Et oui ! il y avait l’épiphanie (et plus ne suis que Broken heart mountain. Ah ! là ! là ! « Que d’amours splendides j’ai rêvées » – Rembrandt).
Ai hérité de deux surnoms : 1°) Robertorossel Gatti (peuh ! plat, basse envie à accoler devant les masses cinématographiques n’en a Cecil Bonnardot de Mille), 2°) Maia Kouspute (allusion transparente à un de mes rares jours de sortie où j’ai pris la parole devant 2 000 Coréens à un meeting : prise de parole qui tenait le milieu entre Maïakovski et – que le grand Vladimir me pardonne – Doriot.
Embrasse ton elfe féminin, quant à toi tu es et demeures mon oreille,
Dante.

P.S. Comme tu es le seul à m’écrire, n’hésite pas si tu en as envie.
Gatti
Hôtel Pyong-Yang
Pyong-Yang
Corée (via Pékin)

Costa Rica, San Jose (sans date)
Que n’as-tu donné signe de vie mon oublieux Joffroy !
L’absence d’un tien écrit est d’autant plus cruelle que me voilà bloqué à San José depuis dix jours, sans un sou. C’est, me diras-tu, comme à Paris. Mais à Paris je pourrais précisément venir de taper sur l’épaule : « Dis Parpue ? Tu n’aurais pas mille balles jusqu’à la fin du mois ? » Si tu savais combien cela prend un relief beaucoup plus haut que les Andes, beaucoup plus large que le ciel gris de San José.
L’inaction (je n’ai même plus à me déranger pour acheter des cigarettes) me fait sévèrement penser qu’au fond, dans me lettres je ne te demandais que des services, que des tracas. Tu as peut-être estimé qu’elles manquaient d’air, et tu as eu raison. Mais à qui pouvais-je les demander ? Je n’avais que toi, tu le sais bien. À peine lâché, cet imparfait me remplit de tristesse. C’est la brume des bas faubourgs qui remonte et si je ne distribue que de l’eau avec mes mains c’est toujours avec l’illusion qu’à un moment elle pourrait servir à boire.
Quid retribuam domine ?
Pardonne-moi, je ne cherche point à enfoncer une porte, j’ai toujours l’impression qu’en dernier recours tu la gardes ouvertes. Comme tu le vois, j’ai mis un « s » à ouverte, puisse ce pluriel être l’heureuse faute qui transforme la grammaire en paroles de l’amitié.
Depuis toute la matinée (comme toutes les autres matinées) il pleut. Les voitures ont un bruit essoufflé lorsqu’elles passent dans les rues. Il pleuvra encore toute l’après-midi. Lorsqu’il n’y aura plus que le néon pour se répandre sur toute cette humidité, j’irai faire un tour dans la ville. Mais je n’ai plus aucun spectre à conjurer. C’est peut-être l’attente avant les grands voyages. Ceux qu’on fait sérieusement, droit devant soi, sans regarder un seul instant en arrière.
Adieu, cher Joffroy
À bientôt cher Joffroy
Ton toujours
Dante

San Salvador, hôtel Nuevo Mundo (sans date)
Ma grosse, totale et définitive Parpue,
J’espère que tu as compris pourquoi je ne t’ai pas écrit plus tôt. La fièvre stakhanoviste dans laquelle j’ai sombré pour le Guatemala ne me laissait même plus le temps d’exister. Le jour, la course aux tuyaux, la nuit, plusieurs pages d’écriture superposées. Ai tendance avec ce régime à devenir aussi fluet qu’une accorte personne toulonnaise que tu connais bien. Fargue m’a envoyé un câble avec un programme écrasant. Centre Amérique, toutes les îles (y compris Martinique) et pour finir, Mexique. Je serai probablement au Mexique vers le cinq ou six août. Il faut absolument que tu viennes. Tu as pour Match l’assassin de Trotsky, la journée d’un dieu maya (pour la photo en couleur), la révolte du Tahamunaras et mille autres sujets que tu peux trouver sur place. Groussard auquel j’ai affirmé ta venue est décidé du coup à rester jusqu’au bout. Le Mexique sans « consul » est une hérésie. « Mescal » dit le Joffroy.
J’ai envoyé une lettre à Flament pour lui dire de t’envoyer les épreuves des fauves. Fais-lui savoir que venant au Mexique en août, il te les donne en juillet. Peux-tu :
1° Demander à Florise si elle permet que le livre soit dédicacé à la mémoire de son père. Peux-tu également me donner son adresse (que j’ai perdue) pour que je lui envoie un mot.
2° Peux-tu demander aux grands reporters mon admission dans leur honorable société ? Tu comprendras les raisons sur le plan journal qui me poussent à briguer cette admission.
3° Me dire comment le Churchill a été accueilli dans la presse et en général.
4° M’envoyer l’article (s’il paraît) du P.L. sur le maquis guatémaltèque. Je serais curieux de savoir ce qu’ils en ont fait.
Je m’excuse de toutes ces obligations. Mais comme tu es le Gatti que j’ai laissé à Paris je ne puis m’adresser à d’autres qu’à toi. Je serai au début de cette semaine au Nicaragua (écrire Gatti, légation de France, Nicaragua) et à la fin de la semaine au Costa Rica (légation française, C. Rica, C.A.) et après au Panama.
Embrasse Mme Weil. Mes amitiés à ton père et au grand Gil.
Grosses bises à toi,
Gatti

À Pierre Joffroy le Grand
Joffroy- pas au bas – stop 9 ¼ Helsey – Stop 9 rue Médéric. Stop XVII. Chez Pierre. Stop. Pressé. Stop. Prochaine fois godillots. Stop. Ne faites pas la plaisanterie, je suis pressé. Stop. Merci beaucoup. Stop. Je compte sur vous. Stop. Excusez-moi. Stop. Je suis débordé. Stop.
Au revoir Gatti

Mon cher Joffroy,
Ne t’effraie pas de cette liste. Tu la remettras à Bernard dit les « Olives Flasques » qui viendra à 17 h très précises te chercher pour aller prendre le Bombelet. Te remercie
Sincerly yours,
G.

Mon cher Joffroy,
1° Impossible de mettre la main sur Gherra pour avoir les références de la « disparition » (deuxième papier « Ecoutes »). Essaye de l’avoir de ma part et tu feras les papiers pour ton compte. Le Maurice Garçon se trouve chez moi.
2° Le ministre de l’Intérieur (que j’ai vu) a fait des déclarations très intéressantes pour nous concernant les Nord-Af. J’ai toutes les notes que je te transmettrai au retour.
À bientôt,
À toi,
Dante

S. d.
Mon cher Joffroy
Tu es une belle fiente.
Je me casse le chou toute la journée pour te ramener deux papiers. Et toi tu disparais. Un peu plus de sérieux me plairait davantage.
Bien à toi,
Gatti
Réunion chez moi sans faute samedi 20 heures.

Percevallière,
Mon vieux Joffroy
Nous avons tout reçu : lettre, mandat préliminaire, mandat total. Nous te remercions. D’ailleurs nous te soupçonnons quelque peu d’avoir arrondi la somme à tes dépens. Rien d’étonnant à cela. Dans la ligne du personnage (le tien). J’ai retrouvé dans de vieux contes de 1730 traduits de l’anglais et parus juste avant « l’alliance between Church and State » les comptes rendus du procès intenté par l’évêque Sherlock aux apôtres. Le final et de toute beauté. Je vais d’ailleurs te le retranscrire.
Après délibérations le chef du jury comme il est coutume se lève :
– Mylord nous sommes prompts à rendre le verdict.
Le juge s’adresse aux jurés en leur demandant :
– Êtes-vous tous d’accord ?
– Oui, répondent les jurés.
Le juge reprend :
– Que dites-vous donc ? Les apôtres sont-ils oui ou non coupables de faux témoignage, au sujet de la résurrection de Jésus ?
Le chef du jury :
– Non coupables.
Il me semble que tout commentaire est vraiment de trop. Ce genre de choses possède vraiment existence plénière en soi.
Malgré ces quelques considérations qui pourraient te faire croire que je m’enfonce dans un anachronisme diabolique (persevare) je dois me rendre une justice : la lecture attentive et analytique » de l’Ulysse. Les considérations de synthèse ne viendront qu’après. Toute cette apparence du travail et de méditation est coupée de temps à autre par une sortie en motocyclette. Lieux de combat du Vercors, cols du Tour de France, gorges de l’abbaye de la Grande-Chartreuse, etc. Ce dont mes évasions armorines (Jean-François). Je tiens toutefois à te signaler qu’ayant traversé Grenoble à plusieurs reprises je n’ai pas encore trouvé de rue ou d’avenue Robert Gandrille. Ce doit être encore une histoire dans le goût du procès monté par l’évêque Sherlock.
Où en est l’enquête ? As-tu « soulevé » quelque nouvelle additive. N’aie surtout aucune crainte. Fort de mon actuelle « thébaïdisation » je viendrai avec un souffle nouveau. As-tu vu le père Boulez, que compte—t-il faire à propos de la pièce ? En m’appuyant sur quelques tomes de Claudel (que j’ai différemment appréciés) je me suis aperçu que le personnage n° 1 ne pouvait être joué que par Claudel lui-même. Il faudrait le pousser un peu pour qu’il se décide (à son âge) de monter sur les planches.
Au retour adoncques
T’embrassons Dante et Danièle.

Percevallière
Ma joie de vivre et de revivre
Chair de ma chair et beaucoup plus encore
Ma douce colombe aux jambes ouvertes
Mon tendon d’Achille
Mon gros arbre
Ma grosse feuille tombée
Ma guêpe la plus folle
Mon massif du Vercors
Mon embarras du choix
Ô mon Joffroy
Alaba
Alaba
Alaba.
Ici repos au sens créateur du mot. J’aspire les éléments par tous les pores de ma peau.
Je comprends, vu d’ici, l’espèce de ferveur que beaucoup de gens apportent aux vacances.
Évidemment cela ne se conçoit qu’en tant que coupure après un long combat.
Nous n’avons pas été des plus braves, mais nous nous donnons l’illusion de l’avoir été. Ça rétablit l’équilibre.
De plus, ça diminue grandement le facteur temps
Pour donner toutes ses possibilités au facteur espace (possibilités toutes intellectuelles).
Je lis beaucoup et avec d’autant plus de plaisir que ce genre d’exercice était presque délaissé par moi à Paris. En moyenne 2 revues et un livre par jour. Dans ce château Maturrière où je me trouve tout s’enchevêtre à travers une pléiade de tableaux d’ancêtres, de généalogie, de vieux meubles, de caves, de greniers et de pièces sans discontinuer. Le salon de travail m’est uniquement réservé. La bibliothèque n’est pas mal fournier. Depuis de vieux parchemins (en latin) de bulles pontificales, des vieilles complications sur le droit (quelques ancêtres ont en effet honoré la toge), jusqu’aux derniers « Temps modernes », Jean Genêt et Faulkner. Je répare en vitesse quelques lacunes pour attaquer enfin Joyce.
Sur un plan « lointain » mais la répercussion peut être immédiate, je te demanderai :
1° de me tenir au courant de la lettre envoyée par Barillon à Bellanger concernant mes 15 jours de vacances d’hiver
2° d’envoyer (con premura) la note de frais comme il était entendu.
T’embrassons, Dante et Danièle
P.S. J’écrirai vers la fin de la semaine aux parents et à Wang.
Adresse : Gatti chez Mme Favre-Gilly, Percevallière par Seyssinet (Isère).

16 avril 1962
To Gatti in Cuba
Cher Dante,
L’expédition Lyon vient de finir. Faite en compagnie de Danielle, Bernard et, partiellement d’Auclair, elle a été fertile en plaisirs et vaste en prolongements. D’abord : Tatenberg a été un succès d’aussi bonne résonnance qu’Auguste. Tu craignais le pire, et, t’aimant moi aussi je craignais. Finalement, Gisèle Tavet (d’ailleurs exténuée – mais elle s’en relèvera) s’est bien tirée de ses complications piscatoriques. La mise en scène n’a pas été aussi raide que tu le pensais. Je suppose qu’un vent léger a dû souffler sur la métaphysique Aster, un vent venu de Progrès. Les acteurs n’ont été ni meilleurs, ni pires que ce que tu as vu. Mais la musique était remarquable : elle s’appelle Betsy Jolas (Jolas de Joyce). Tu auras intérêt à rencontrer cette personne quand tu reviendras. Mais surtout, mon vieux, ce qui a fait le succès, c’est Tatenberg – ta meilleure pièce de l’avis général et même du mien (le Poisson noir excepté pour lequel j’ai de secrètes faiblesses). Tatenberg a fait la preuve par l’absurde de ta valeur de dramaturge – car rien ne la soutenait par elle-même. Pas de Blanchar ni de Vilar ; pas de Bouise ni de Négronaille. Tu peux marquer le vendredi 13 avril parmi les bons souvenirs (« la mémoire que tu n’as pas vécue » cf. Gisèle Tavet).
Nous avons été voir le lendemain « la Remise de Planchon ». Il n’y a pas de comparaison à faire – mais Planchon acteur a été magistral. Il se demande s’il va donner sa pièce à Paris (avec Auguste) – ou non. Son incertitude touche à l’angoisse. Sa peur, une peur bleue d’être descendu en flammes… Moi, je lui ai conseillé de tenter le coup. (Tu devrais lui envoyer un mot pour l’exhorter dans ce sens – ça le consolerait sûrement de savoir qu’il ne réussira jamais à avoir une aussi mauvaise presse que le Crapaud.)
Merci pour ta lettre métaphysique et un peu triste que j’ai reçue hier. Tu devrais quand même me donner quelques nouvelles de tes activités. J’en présume certaines – mais toutes, c’est trop demander.
Il fait froid et le général Jouhaux a été condamné à mort. Bois moins et veille à ta santé : c’est maintenant celle de l’auteur de Tatenberg.
(Joffroy)

Avril 62
Ma grande,
« Kuruma Kurumami
Ya kuruma…
C’est pour cela que tu es le seul à écrire. Mais qui d’autre que toi peut remplir ce rôle ? Les choses se sacralisent de par la nécessité intérieure. C’est pourquoi je donnerai à ton « Komaya tété kun » la Félicitation Ordinaire (1).
(1) Oku Odun okuyé dun ayé ayé mi duri (Qque ton saint te pousse là où tu , te sublime, te protège, et de donne l’argent).
Si je ne t’ai jusqu’ici donné aucune information c’est qu’elles se télescopent à une vitesse folle sur un scenic railway à bons coups de téléphone entre La Havane et Paris, de télégrammes mallarméens, de câbles, de nouvelles mal ou bien interprétées,. Finalement, je ne savais plus très bien si je parlais l’espagnol ou le français ou une tierce langue qui n’entrait dans aucun vocabulaire décodable. Finalement, une sage décision a été prise, je me suis retiré du monde à la hauteur du onzième étage du Habana Libre (que je vais d’ailleurs probablement quitter pour aller dans un ancien couvent. Quoiqu’il en soit, j’ai mis à profit ce répit pour me lancer dans un forcing qui a donné d’ailleurs des résultats puisque depuis hier le découpage est terminé. Il s’appelle « El otro Cristobal », l’Autre Cristobal (Colon) c’est à dire Christophe Colomb. C’est l’histoire d’un matelot d’eau douce qui découvre pour la deuxième fois l’Amérique ; le tout dans un style fantastique dont tu avais eu un aperçu en lisant le synopsis du premier projet. Le rôle de Cristobal sera tenu par Jean Bouise. Sont prévus soixante acteurs et quelque huit à dix mille figurants. Te dire ce que ça vaut : je n’en sais rien – du moins au stade actuel. Phases d’enthousiasme et de dépression se sont succédé : le scénario sur ce film est désormais classique. Le deuxième film à faire tout de suite après (ou l’an prochain) s’appelle « Los Cabrera » (La famille Cabrera). C’est l’histoire « très réaliste » d’un « carbonero » pêcheur de crocodiles dans les marais de la Crenega de Zapata. Il ne se passe qu’un nombre infime d’événements, mais qui dans son milieu prennent une étrange répercussion. Quant à la pièce je me débats (très médiocrement d’ailleurs) dans d’autres marais, ceux du Conseil de Culture. Projets, contre-projets, super projets, etc., encadrent ici une grande culture mais une chose est certaine : c’est que le blocus économique yanki bouleverse pas mal de choses. Il faudra, du moins sur le plan théâtral, quelque temps avant d’y voir clair. La vie recluse que j’ai menée jusqu’à présent ne m’a pas permis de chercher des sujets susceptibles de t’intéresser. Sois sûr que je vais m’y mettre. Ta venue serait une chance tellement grande, un bain d’âme. En ce moment je me livre à un véritable casse-tête : écrire le texte des huit chansons de « Cristobal ». Je n’ai pas encore été capable d’aligner une seule phrase valable. (1).
(1) En rouvrant la lettre je profite pour t’annoncer que la première chanson de la Terre qui vend ses images au Ciel est presque écrite.
Mais le plus dur sera lorsqu’il faudra architecturer la musique et les danses. Tu sais mes connaissances en la matière. J’étudie les deux en ce moment avec hargne, avec férocité. Je te dirai dans quelques semaines si c’est une bonne méthode. À l’heure actuelle tout semble prendre le chemin de la conga.
Ce que tu m’as dit sur Tatenberg m’a rempli deux jours de félicité (quoique je ne sois pas d’accord sur l’histoire de la meilleure pièce). Comme c’est un théâtre en mouvement, une recherche, la meilleure pièce ne peut être que la dernière même si elle est ratée. Cela dit j’aimerais bien, si c’était possible que tu m’envoies le programme, une affiche et l’article de Jean-Jacques. On m’a demandé ici les deux premières choses (pour l’iconographie). Vois dans quelle mesure tu peux. (1)
(1) C’est fait par le « Théâtre Actuel » avec signatures de Gisèle Tavet, Jean Artin et Arlette Chosson ; j’ai rouvert la lettre pour te signaler cet événement à l’échelle cubaine.
Excuse-moi de t’écrire une lettre aussi plate, mais depuis une dizaine de jours, je suis assailli par des douleurs d’estomac qui me plient en deux. Comme les médicaments sont rarissimes ici il ne reste qu’à attendre. Donne, je te le demande un coup de téléphone à Roland Monod au TQM pour savoir ce qu’il en va être du Grand Tchou. Envoie moi aussi son adresse pour que je lui envoie un mot.
Je t’embrasse, ton Dante.
Embrasse tous les Weil qui comme les étoiles illuminent le ciel Gatti.

X-62
Ma grande,
« De to da manera il asunto es muy tragico. Los mas desesperados son los cantos mas bellos ».
(Chant parodique du délégué Nord)
L’histoire du film – une longue Anabase dont je te conterai les versets lorsque j’aurai devant moi ta chère mèche (centre gauche du front).
Ces quelques mots en vitesse pour te signaler
1 – que le film a commencé mais que l’Anabase (combien pénible) continue
2 – que le tétanos et l’abcès à la gorge ont été enrayés en cours de tournage sans perdre une journée
3 – que l’injection pénicillineuse est telle que je déborde de boutons
4 – ci-joint quelques photos des premières prises (« l’assaut du ciel »).
5 – quotidiennement un peu de pessimisme mais le cap résolument à l’optimisme
6 – Ton toujours
Chats.

Carte postale Ljubljana
Mon vieux, tout ici baigne dans l’huile et le raki. L’union franco-slovène atteint à des sommets. As-tu travaillé pour l’avenir ? Ton silence nous inquiète. En tout cas, mets-toi en rapports avec le producteur en question ; Henri Descombes, 128, bd Hausmann LAB 96-25. Ne le laisse pas choir.
Viens-tu toujours le 29 – je t’ai retenu une chambre pour cette date. Confirme nous aussi si tu amènes Obolensky.
Adios et courage, Pierre Lary, Gatti

Carte postale (Joffroy à Gatti)
J’aurais voulu être là pour le Black Fish.
Ce sera la 1ère fois que je manquerai une première Gatti. Cela veut dire positivement : elles sont maintenant assez nombreuses pour qu’on risque de les manquer ! Je viendrai plus tard, l’autre semaine peut-être.
(Quoi que tu aies pu penser, un soir de bise chez Calder, mon amitié est intacte – et tu pourras toujours, s’il est nécessaire, faire des plans sur elle.) Dix mille années !
Joffroy
Zoologie
Dans ce bel hippocampe à nous couper le souffle
Je ne reconnais plus l’auteur du Crapaud-Buffle
Incipit in buffleur
Desinit in piscem

 

Alejandro Otero

 

En-tête « Galeria de Arte contemporaneo C.A. »
Caracas le 27 mai 1957

Chers Dante et Danielle :
Je vous écris enfin pour vous dire que je suis encore en vie (depuis le temps !) et pour vous donner une nouvelle qui n’est d’ailleurs qu’un projet : on viendra à Paris pour y vivre pendant un an ou deux. Ça ne pourra pas être que d’ici neuf ou dix mois. Je réalise en ce moment une exposition de mes tableaux dans une nouvelle galerie de Caracas. Je vous envoie le catalogue dans une enveloppe a part. Grand succès de visiteurs, pas mal de ventes si l’on considère le caractère de ma peinture. Mon idée est que cet argent me serve pour agrandir un peu la maison, la fournir de quelques meubles
(manque une page)
des projets de fou que je n’ai jamais failli d’amener à bon terme. Je crois que j’ai fait des progrès assez sensibles dans mon travail du moins je me sens en pleine forme, quoique très fatigué.
Je vous ai laissé d’écrire pendant assez longtemps sans d’autre signification que mon silence habituel – toujours avec vous en attendant le moment opportun de vous donner de mes nouvelles.
Et Annelaure ? marche ? parle ? écrit ? Nous avons hâte de la connaître. Je viendrai avec les trois enfants – Parpi, Gil et Mercedita. Mais je voudrais plutôt une petite maison en banlieue ou à la campagne. Même dans un village à côté de Paris, car les enfants sont habitués à avoir de l’espace. Croyez-vous que ce serait possible ?
Lors de mon dernier voyage Paris m’a été assez indifférent mais non pas ainsi les gens – vous – les miens. J’en ai eu le cafard et cela a été la cause de mon premier silence. J’ai dû beaucoup lutter pour me remettre au travail en arrivant. Enfin je me suis refait. Maintenant, j’ai le feu du départ, l’envie de vous retrouver, de couper cet éloignement, même s’il n’est que géographique. Qu’en pensez-vous ? Me laisserez-vous tomber cette fois ? Un rien serait suffisant pour me décourager.
Dernièrement, j’ai été embarqué dans une sorte de bagarre artistique dans la presse – une polémique sur l’art abstrait avec Miguel Oleiro Silva à propos du dernier salon d’art vénézuélien où d’ailleurs j’ai été primé, malgré que le débat a été dirigé d’abord contre le ministre de l’Éducation (question du jury) ils ont recueilli la polémique pour l’éditer – le livre sortira bientôt et je vous l’enverrai.
Le tableau du Prix passe à la collection du musée des Beaux-Arts. Cela a été le coup le plus dur pour eux.
Comme vous voyez, cette lettre n’est qu’une série de faits divers. Je vous écrirai plus posément peut-être de New York, si des fois on me donne le visa.
Bien des choses pour tout le monde. Spécialement pour Paule T.
Bises à Bombelet et Anne-Laure et pour vous toute mon affection, celle de toujours, en union avec Mercédès et les enfants.
Bises, bises, tout à vous et à bientôt.

PS. Ne vous découragez pas pour le tableau, même pour les tableaux – ils doivent rentrer à Caracas mais je vous les ramènerai avec moi.

Le lendemain à sept heures et demie du soir –

Je relis pour la septième fois ta lettre. Depuis une très mauvaise nuit j’ai passé cette journée à assembler des couleurs dans la maison de Benjamin. J’ai laissé la lumière allumée et je vois de ma fenêtre les rouges et les verts si bien. Je regarde la nuit. Je sens froid. Je sors et je rentre sans réaliser ni trouver d’assise. Et ce n’est pourtant le vide. Un remous exaspérant de rage ou de fureur indéfinissable tourbillonne au fond de moi. Chaque chose a les traits de ton visage. Chaque son de la nuit ou du jour a ta voix. Le passé et le présent se sont dressés et me traquent. Ce passé-présent nôtre – ces vies rencontrées.

 

 

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Bernard Saby

 

17 juin Septembre 51 – Joffroy à Saby
M. le Comte B. de Saby-Falaise, Grasse
C/o Mme Faure

Cher,
J’apprends par un ami commun que vous ne songeriez plus à intervenir, manu amorosi (si je puis dire) sur vous-même. Voilà qui m’a surpris. Se peut-il que l’attrayante vision d’une exotique personne, voire d’une île où les délits atteignent une proportion que l’on dit surprenante, eu égard à la relative dispersion de l’habitat humain, et bien plus encore à la fondamentale médiocrité numérique du troupeau humain (à peine susceptible de former quelques enfants mensuels sur les tables princières) vous ait à ce point caché les véritables les véritables cieux qui sont où vous êtes seul ? Se peut-il que vous songiez à trouver à trouver votre paradis – O artificiel ! – dans cette enchanteresse, visiblement suscitée ut inducas in tentationem ? Reprenez-vous, mon Cher ! Vous vous devez à vous-même. Deus sit tibicum. Que cette main déjà prête à s’envoler vers les trompeuses apparences éparpillées, tels oiseaux, sur les falaises de Corbe – s’abaisse enfin et redevienne, fermée sur l’essentiel, le moteur même de l’effusion centripète.
Je vous prie d’agréer, avec mes compliments, l’espoir que je forme pour votre palingénésie
Joffroy, chevalier du St Sépulcre

Joffroy à Saby (hôtel Viking, Oslo, avril 1952)
Hespérus, ami très cher, je m’emmerde. C’est, d’autre part, un fait connu qu’en voulant se moins emmerder, on s’emmerde davantage. Par ailleurs, s’emmerder à Oslo ne laisse pas d’ajouter, si j’ose dire, à l’emmerdement des autres latitudes. Je pourrais lire la bible, que l’hôtel met à la disposition de nos âmes, si toutefois elle n’était pas rédigée en norvégien. Il n’y a que trois lignes en français, que je ne me lasse pas de lire et de relire. « Ce livre saint est déposé ici par l’Association chrétienne des voyageurs de commerce (adresse postale : Oslo) dans l’espoir qu’il pourra servir de consolation et d’aide aux lecteurs dans leur voyage à travers la vie ». Le texte est également rédigé en anglais, en allemand, et (mais le fait n’est pas surprenant) en norvégien.
Hespérus, je disais que je m’ennuyais. Je mentais ! Il s’est passé, le dimanche de Quasimodo, deux faits surprenants : j’ai rencontré une créature wagnérienne nommée Svanhild (le Cygne), et j’ai découvert un cadavre en smoking dans un W.C. Quoique concomitants, à quelques heures près, les deux faits n’ont probablement pas de rapport entre eux. S’il y en a un, je laisse à ta proverbiale sagacité le soin de le découvrir. Avant d’aller plus loin, je te supplie de ne pas accuser les délires d’une imagination désœuvrée : les deux faits dont je parle sont exacts.
Svanhild existe. Je l’ai vue. Je lui ai parlé. Durant quatre heures, elle a déroulé pour moi les ressources inoubliables d’un visage sublime et d’un cœur de vierge. Puis elle a disparu. Et comme j’étais embarrassé d’une Norvégienne – qui me servait de cicérone – je ne pus la suivre au Walhalla – et qui commençait à se nouer – fortune singulière, dont je me demande s’il convient de parler, étant donné son très évanescent caractère qui pouvait faire croire à quelque récit de l’hernanisme – si je n’étais, par l’impression que la chose me laisse, assuré du contraire.
Rentrant à l’hôtel Klubben, de Tönsberg (car tout cela se passait dans la province norvégienne), je me déshabillais, mis en pyjama. Puis, l’idée me vint, ou plutôt l’envie, d’uriner (détail sordide, mais qui, la suite le prouvera, est le pivot du reste) je me rendis au W.C. Ouvrant la porte, je constatai qu’il y avait quelqu’un. Je refermai très vite et m’en fus attendre dans ma chambre. Le temps de remonter le réveil (qui me joue tous les jours à 9 h 35 la marche d’Aïda), et je revins au cabinet. La porte n’était toujours pas verrouillée. Je l’ouvris d’un coup et… Hesperus ! Hesperus ! je vis un vieillard en smoking, un œillet à la boutonnière affalé sur le siège, livide, cireux, la bouche ouverte, mort, aussi mort qu’on peut l’être en Norvège. Je refermai la porte, en proie à un certain nombre de sentiments dont j’énumère quelques-uns ci-après : une très naturelle émotion, une immense stupéfaction, puis l’angoisse constitutive à la constatation de la fragilité humaine, l’amertume et le dégoût de la vie en général – enfin l’ennui qu’allait me causer cette découverte si je la révélais. Je songeai un instant à m’aller coucher, sans m’occuper du macchabée en smoking – mais le sentiments du devoir l’emporta. Je fus, ayant revêtu mon pantalon, prévenir la direction. Celle-ci ne pratique pas le français, et je n’ai pas l’usage du norvégien. J’essayai de m’expliquer en anglais : « The man is dead ! dead… in the water-closet… ». Ils se mirent à rigoler. Ils croyaient que c’était une plaisanterie bien française. Finalement, je parvins à les amener, toujours hilares, jusqu’à l’endroit. Et ils se rendirent à l’évidence, passant à la mélancolie avec un grand sens de l’à-propos. Malgré mes craintes tout se passa bien, et je pus feindre de dormir le reste de la nuit. Après quoi, je pris le train, et quittai cet endroit, sans avoir revu le Cygne.
Tel est, Hespérus, le compte rendu fidèle du dimanche de Quasimodo. Mais depuis, comme je l’ai dit plus haut, rien ne vient. Je m’emmerde. Et, en m’emmerdant, je cherche à me désemmerder. C’est le pourquoi de cette lettre, un peu longuette, rançon de l’amitié.
Salue le musicien Boulez et le poète Gatti,
Joffroy.

Callas 19-X-54
Ma bonne Parpue
Excuses pour ne pas t’avoir répondu plus tôt mais je suis en plein tourbillon
Finalement j’ai trouvé le local idoine (à louer) à Bargemon et je suis dans les délices de l’installation j’espère que je serai chez moi (Ubu) bien à l’aise*, bien chauffé dans 10 jours environ d’ici là maçons, électriciens, peintres, fumistes et aménageurs et autres
C’est un défilé de chieries qui m’empêche presque totalement de travailler mais je crois qu’une fois installé ça va être terrible (du reste il le faut) finalement tout s’arrange mais j’ai une peur atroce de devoir revenir à Paris malgré les compensations que représente par exemple ta proximité
Écris-moi donc pour donner des nouvelles la province est toujours assoiffée de ce genre de liqueur.
Bien tendrement
Bernard

*Surtout ne va pas dire à Kateb que je suis à l’aise je veux être tranquille. Que devient-il ?

Callas le 10 avril 1954
Syndicat d’initiative
Callas (Var)
Monsieur,
À la suite de votre visite à Callas j’avais fait connaître à Jacques Marillier les résultats de mes démarches avec mission de vous en faire part. Hélas bien peu de résultats.
La maison qui vous intéressait n’est pas à vendre.
Les cabanons qu’avaient repérés les Caillaud sur le chemin du château non plus. La maison qui se trouvait derrière l’église à été vendue.
Reste la vieille maison en face de la jolie fontaine.
J’ai reçu ces jours-ci une lettre de Claude Caillaud, lequel me donne pouvoir pour traiter avec l’autres propriétaire, en accord avec vous, Marillier et Gatti. J’ai écrit immédiatement à ce Monsieur qui habite Draguignan.
Je l’invite à venir à Callas me faire visiter sa maison, nous discuterons du prix que je ferai connaître à Claude Caillaud et si cela lui convient il viendra à Callas pour se mettre définitivement d’accord.
J’ose espérer que cette affaire marchera et que vous pourrez alors faire un beau reportage sur notre pauvre vieux Callas.
Je e permets de vous adresser une requête. Ne pourriez-vous pas m’envoyer quelques épreuves des photos que vous avez prises à Callas.
Ce sera toujours un souvenir de votre passage. Si quelqu’un de votre groupe réussissait à s’implanter à Callas, il pourrait traiter des affaires pour les autres, étant sur place,
Bien à vous

Samedi 26-IX-54
Ma toute belle Parpue,
Encore que tu eusses pu me donner de tes nouvelles en voici des miennes : rien de nouveau si ce n’est que je pour la baraque à 800.000, au sujet de laquelle je ne t’en communique pas moins les renseignements qui ne sont que vague confirmation de ce que tu savais déjà.
1) Le prix est toujours de 800.000 cash.
2) Sont libres à la vente 2 pièces
3) puis si on donne congé au locataire à partir de janvier : 1 cuisine et 2 chambres, le grenier et 1 pièce au niveau du grenier.
Enfin il paraît qu’il serait possible de récupérer les 2 pièces louées à la dame qui a perdu la raison ( ?).
Sont assez indélogeables les locataires des 3 pièces restantes.
Voilà mon tout beau le tableau est complexe tu sais par ailleurs que Dante abandonne.
Que décides-tu si j’entends parler de nouveau de la petite maison que tu avais en vue
Avec mille bises plus exquises les unes que les autres je suis ton bien dévoué
Bernard

Novembre 54 (Joffroy à Saby)
Mon cher Bernard,
J’ai bien reçu ta désenchantée du courant. À vrai dire, tes évolutions d’humeur (à propos de Callas et des Callasseries) m’échappent un peu et j’ai peur d’en médire ici, au cas où tu aurais déjà réformé tes sentences. Faut-il toujours brûler Cauvin ?
La Paule et le Dante m’ont confirmé que tu leur avais fait la crasse insigne de choisir Bargemon pour y élire domicile – et peut-être y voter ! La trahison paie-t-elle au moins ? Tu ne m’en dis rien. Le café-atelier satisfait-il tes prodigieuses prétentions – côté surface, côté lumière et côté cubage d’air ? L’œuvre est-elle en « progrès » ? Pour ne rien m’en dire, tu me méprises, Léonard !
J’en arrive aux ragots dont la Province, me dis-tu, est avide. Que la Province sache donc que le mercredi 20 octobre Mme Paule lut l’œuvre théâtrale d’un jeune poète méditerranéen en présence d’une foule de 35 personnes où le chroniqueur pouvait distinguer l’ossature de la femme Tézenas, escortée d’un sourire ukrainien, le cheveu multiple du mâle Dumur et le cheveu rare du surmâle Boulez, accotée au déhanchement d’un Flinker, katebisé et collinisé à bâbord et tribord. Une cayrolade et une flamandite aiguë parcouraient l’assistance sous deux espèces du raclement de gorge et de la chèvre martyrisée. Encore : M. de Lescure, Melle Pitoëff (l’une d’elles, sans plus), les Toussaint (dont ç’allait bientôt être la fête), Mme Dasté, plus un poète brésilien (amené par la même) plus un Robbe-Grillet, un Jeanson plein d’Esprit (pardon !) et quelques autres dont tu n’étais pas, ni Monsieur Plume.
Mme Paule lut si bellement (2 l, tu entends ?) qu’on assista à ce spectacle délicieux de la dame Tézenas et du Tovaritch Souvt se précipitant vers elle l’étreignant et criant : « Quelle récitante admirable ! Quelle admirable récitante ! Récitante admirable ! Admirable récitante ! ». Souvt lui propose de lui donner quelques leçons pour placer sa voix. Du « Nombre ci-git », allait-il être question ? Des groupes se formèrent, absorbant la discussion. Moi qui voletais ça et là, j’entendais les mots que tu connais pour les avoir entendus lors de la première lecture au même Seuil : « Poésie… Certes, Oh combien… un fleuve… flot d’images… répétition… syntaxe… public… le théâtre, quand même… et d’abord, comment voulez-vous… ça oui, mais… allons donc… une plaquette, oui… Il en résulta qu’il n’en résulta rien. L’espoir qu’avait notre ami d’être édité faillit être emporté sous les flots d’harmonie exhalés par l’organe paulin. Le respect humain heureusement, ce cher respect humain, s’en mêla : peu de jours auparavant, j’avais entendu Flamand et Cayrol dire à Gatti que l’affaire était dans le sac (ils le disaient parce que Plon (M. de Lescure) avait manifesté le désir de connaître eux aussi l’œuvre de Gatti.) L’ayant dit, comment se déjuger à si peu de distance ? Voilà pourquoi notre ami achève ces jours-ci sa préface – avec la bénédiction de Michaux. Que le respect humain dure encore un peu – et le « Nombre ci-git » trouvera sa tombe, je veux dire son théâtre.
Il y a eu quelques incidents avec Boulez dont je te fais juge (xxx) sans toutefois distinguer ce que la musique ajouterait à ce texte – ce qui fit rebondir la discussion, etc. Ils sont toujours amis toutefois.
Voilà mon cher, tout ce qui m‘a paru devoir t’intéresser. Mon agence de renseignements toujours à ta disposition.
Yours Truly,
J.
C/O Scotland Yard (Intellectual Investigation Dpt).
P.S. À l’instant, j’apprends que le Gros décolle (en même temps d’ailleurs qu’il déconne) pour l’Algérie, Match l’y expédie à cause de quelques détonations. Il revient lundi, je pense.

(Commentaires biffés : Le Gros vient à l’instant d’embarquer à Orly pour l’Algérie (Match l’y expédie pour quelques bombes et quelques coups de fusil qu’on y tire). Il aurait aussi bien fait de refuser :
1° parce que
2° parce que novembre n’est pas sûr du point de vue aéronautique
3° parce que ses idées, etc.
4° parce qu’il ferait mieux de s’occuper de sa préface et de sa pièce.)

23-VIII-55
Ma bonne Parpue,
Excuse-moi d’avoir tant lambiné à te répondre, outre la procrastination (chronique le tout dévoué scripteur de ceci), ici ça va moyennement (ceci par une exquise pudeur de ne pas risquer d’obscurcir si peu que ce soit ta lumière ni ton existence, suit la liste de ce qui ne va pas).
Somme toute, ce patelin ne convient pas tellement à notre physiologie, il nous faut de l’altitude – la maison nous a un peu pris et puis, où aller ? C’est un vrai déménagement quant à chercher un local et puis manque de sous.
Je reprends. C’est à ne plus savoir où donner de la tête. Le Bon Boulez n’est décidément pas possible quant à la cohabitation et nous met dans la pénible situation d’être les frites autour du beefsteak à la longue irritant, heureusement que l’exquise Paul était là.
Malgré ces divers pépins, compliqués du fait que le mythe centaure s’est dissipé (me rendant au vide primordial d’où absence totale d’enthousiasme ce qui griffe sur l’absence de bonne pharmacie, etc.). Je me suis mis enfin au vrai boulot et mène une existence obtuse de bousier. Je vois toujours arriver mais quand je commence à envisager d’y installer une table un lit voire une armoire à glace un examen plus attentif révèle que ces parois sont trompeuses et qu’elles ressemblent de plus en plus à des escaliers d’où de nouvelles errances. Impossible de marquer un temps d’arrêt et de déterminer un savoir suffisant pour se livrer à une exploitation en toute bonne conscience. Je finirais par m’y faire mais par moment un bon cosy corner serait souhaitable.
Mon bon voilà à peu près tout ce qui se peut dire. Maintenant te voilà rassuré (ça continue), quant à toi je t’embrasse et te prie de faire mes baisemain à Mme Joffroy.
A toi, B. Saby

1958 Menton
Bernard sur Boulez et Stockhausen. Ils s’aiment et se jalousent. Stock à Jacobs : « C’est moi le découvreur, lui l’exploiteur. Je trouve les trucs, et Petrus, avec son génie, les amplifie, etc. »
Boulez sur Stock : « Il est très bien mais… ». Là-dessus, il entre prudemment dans des restrictions de plus en plus nombreuses, et quand Saby tout à coup le résume brutalement, il s’écrie : « Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire ». Un régal, selon Bernard.
Petrus a participé avec François Michel (plus ou moins un aigrefin de salon) à la rédaction d’une encyclopédie de la musique. Lamentable, disent Bernard et Paul. Le vieux Souvt, qui hait le Michel, est plein d’amertume à l’égard de l’ingrat Petrus. Souvt d’ailleurs est mal en point et sa femme est de plus en plus malade.

Petrus travaille à des poèmes de Mallarmé, en attendant la réalisation, rêvée depuis de longues années déjà, du « Coup de dés ». Mais c’est, d’après Bernard, un pari si risqué qu’il ne lui est pas permis d’échouer. Aussi Boulez prend-il son temps.

À propos de Boulez – Stock : le coup des orchestres. Quand Stock compose pour deux orchestres, le Petrus immédiatement compose pour trois et quatre, etc.

Après conversation Menton juillet 58 avec Saby et Jacobs.

L’animosité Boulez-Gatti, je lui trouve les sources suivantes :
a) un dédain social de Boulez, héritier moral de grands bourgeois, vis-à-vis de Gatti, fils d’un balayeur et d’une femme de ménage. Petrus n’en a évidemment pas conscience, mais…

b) la conviction, mal fondée, chez Boulez de l’autodidactisme, du « primarisme » de Gatti. Il pense, lui qui a suivi la filière classique, qu’il manque quelque chose à l’autre.

c) cependant, le pressentiment que Dante est une nature – un créateur d’envergure exceptionnelle – ce qui le gêne pour les précédentes raisons.

Là-dessus, Petrus se figure que ses amis de la Libération sont jaloux de sa gloire déjà éclatante, eux qui sont dans l’obscurité. Il en faudrait moins pour rendre les relations des deux impossibles ou douloureuses.

(Non daté)
Cher vieux,
Excuse-moi de me dégonfler pour samedi mais je suis en très piteux état psychique, déprimé comme j’avais oublié qu’on puisse l’être.
Bien à toi,
B. Saby

(Non daté)
Cher vieux,
Voici donc le certificat de domicile.
Toutes mes excuses pour tout ce trouble.
À toi,
B. Saby

Décembre 57
Saby :
Mon rêve, un local artisanal un peu excentrique. … comprend avec ces histoires de marché commun, tous ces fabricants de boutons de culotte… ils vont être salement touchés, les pauvres. Un local de 200 m avec une maison. Je sais exactement comment mettre les choses.
(On parle de lui dans le monde de la peinture). Une dizaine de collectionneurs, m’a-t-on dit, ont parlé de moi ensemble. Ils ont décidé que j’étais le peintre. Puis, ils ne craignent pas trop saturer mon marché. Ce n’est pas que je n’éprouve pas de difficultés à vendre, mais on commence à en manquer (de Saby).
Puis le plan de sa vie « le bonheur par la peinture » – la grand-mère dans le Midi avec une amie, l’appartement à lui pour en changer d’ici quelques années, peut-être lâcher Bergemon pour un autre atelier du Midi, avoir une « vie privée ».

29-7-58
Douce Parpue
Mille pardons de ne pas t’avoir vu avant ton départ mais nous avons été bloqués à Gordes (allant à Aix) pendant une semaine par un abcès à la cornée de Paul. Définitivement il ne perdra pas l’œil.
Pour le reste je sors seulement depuis hier d’une annulation générale. Je ne sais s’il faut y voir un signe de sagesse ou de vieillesse mais somme toute j’ai pris ça avec bonne conscience.
Honorée Parpue donne-moi de tes nouvelles.
Bien à toi
Bernard
Bonjours à la Dame.

Carte postale de Bargemon, août 1958
Douce Parpue,
Comment vas-tu ?
Ici je retrouve enfin l’envie de m’y mettre (au travail) ce dernier mois a été affreusement flasque
Reçu une lettre de Dante grosse comme les couilles d’Hercule un peu mal à l’aise rapport à la mère de ses enfants mais grandiose.
Que devient Danielle. Pas de réponses aux lettres et téléphone.
Affections à ta Dame. Bises,
Bernard

Carte postale de Bargemon, 23 août 1958
Bien content des nouvelles
Ici c’est variable et pas mal cahin-caha. La solitude semble encore ce qui convient le mieux (pas gai ?)
Je te salue bien fort, Bernard

Sans date
Douce Parpue,
Excuse le dérangement que j’espère léger. Je n’ai pas l’adresse complète de mon assureur. Peux-tu avoir la bonté de la compléter (je ne peux trouver de bottin de Paris ici) puis la porter ?
Rien de bien neuf je continue à travailler couci couça mais pas trop gaiement. J’irai à Gordes en fin de semaine voir ce que devient Danielle – qui n’a je sais pas plus de nouvelles que nous. Donne de tes nouvelles je te bise
Bernard

Excuse pour l’assurance la grand-mère en ferait une montagne et je ne sais où est Paul.
Si par extravagance cela ne se trouvait pas dans le Bottin – c’est Toussaint qui me l’a indiqué.

5-IX-58
Douce Parpue
Merci du mot
Rien de Dante – peut-être ais-je eu le tort de laisser transparaître sous la forme d’un blâme (implicite, ça je le jure) à son égard la mauvaise conscience que j’ai à l’égard de son épouse il est vrai que sa non-épistolarité ne facilite pas les choses.
Ici depuis que je suis seul (sombre constatation) ça va beaucoup mieux je travaille comme sinon comme je veux du moins comme il est possible de le faire et de plus en plus mon (au sens hégelien mais oui) se transforme en une méthode pour atteindre à de certains états fructueux en bref prise en considération de plus en plus systématique de la totalité existentielle, ou bien et je l’endosserai sans faire la grimace des états d’oraison laïques (j’y consente) et fonctionnels (car progressiste lato sensu nous le sommes donc toujours autant de ferveur et peut-être de ridicule)
Quant au progressisme au sens restreint j’en suis bien purgé et les comédies des derniers mois m’ont guéri une bonne fois pour toutes.
Je vais essayer de rester ici le plus longtemps possible ce qui va être assez difficile l’ingénieuse galerie du Dragon m’ayant fort arbitrairement coupé les vivres – une autre difficulté est que ma réserve de poisons diminue à m’en donner un tracassin du tonnerre d’autant que même rentrant à Paris je serais (mon m’empêche de juger les préparations exactes) tout aussi immondes mon honnête commerçant sentant, voir le Monde (c’est ma seule communication avec le Réel) de plus en plus le roussi (de La Rousse)
Je sais que c’est un peu ridicule, vain, peut-être même odieux sûrement mais si tu pouvais m’avoir un tuyau (et cela pour quelque produit que ce soit) tu me rendrais un IMMENSE service je suis en train d’empoigner le cœur du problème et les états d’oraison demandant une communion journalière excuse l’indiscrétion. Ne me fais pas de morale.
Je sais que ce n’est pas facile pour quelqu’un d’aussi vertueux que toi* mais le fil le plus mince peut m’être un de ces bons filins comme en usent soit les spéléologues soit les alpinistes.
Tu ne me dis rien du roman. Es-tu en panne ou malaxé par l’hebdomadaire de la Famille Française.
Je te bise
Bien des affections à ta Dame
Bernard
* Il me semble que tu avais eu le malheur de me dire que ton frère avait rencontré quelqu’un qui…, mais il est vrai que c’était du temps de ses débauches de jeune homme

Lundi 15 novembre 58
Ma bonne Parpue
Excuse-moi de ne t’avoir pas répondu plus tôt mais en dehors de l’expression de mes affections je n’ai pas trop grand chose à dire
Je travaille tant que je peux (peux-je peu ou beaucoup je n’en sais rien) mène une existence vertueuse ne me livre à des accès neurasthéniques qu’une à 2 fois par semaine.
L’installation est à peu près finie et je n’ai même plus cet alibi pour me masquer qu’une fois de plus le fait d’être là ne m’est toujours qu’une vérité de convention aussi bien je me rabats sur les avantages du lieu Je suis mieux installé qu’à Paris rien ne vient me distraire sauf moi même (peut-être le gentil Jacobs viendra-t-il) je peins mes 9 heures par jour et pense modérément une demande d’article du Boulez m’a semblé une incongruité totale je ne comprends plus rien à cette rage d’avoir raison c’est attacher bien trop d’importance aux gens et feront mieux de se réserver pour la composition.
Je suis ici le centre du mystère
1) parce que j’habite une maison qui n’a pas été habitée depuis des années et qui a pignon sur rue
2) parce que j’ai une attitude réservée (le moyen je te le demande de courir les cafés de Bargemon quand on empeste l’éther ?)
3) because la peinture mais maintenant j’ai trouvé l’astuce une fois pour toutes je dis en badinant que c’est pire que du Picasso car grâce soient rendues à Match le moderne on sait que ça existe.
J’entretiens de loin des rapports avec le pharmacien amateur de peinture (il a une belle collection de St-Tropez peints au couteau) (je lui ai fait la blague de lui faire commander 15 litres d’éther à des fins techniques l’ennui est que depuis une visite inopinée il n’en est plus si sûr.) avec un ancien Prix de Rome (70 ans) vieillard égrillard qui nous croit collègues bien qu’il fasse de la sculpture. J’ai une femme de ménage qui est une mère pour moi. Ces brillantes rencontres sociales ne me grisent pas et je suis dévoré par la peinture j’aurai attendu ça longtemps et maintenant ça y est. Je rame frénétiquement en vue d’une exposition générale qui sera une sorte de bilan et après la liberté.
Mon beau joli il faut m’écrire, ne compte pas trop sur mes réponses qui sont miteuses mais vraiment je n’ai pas grand chose à dire (et n’aime plus guère dire en général, du reste). Quant à revenir à Paris ce ne sera que pour l’expo.
Gros bisous ma toute belle

26-IX-58
Honorée Parpue,
Je suis atrocement honteux mais peux-tu me dépanner de 5 000. J’ai en ce moment en tout et pour tout 2 000 et je n’ose même voir la voiture au garage.
Les salopes de la galerie m’ont coupé les vivres. J’ai un tableau vendu aux Lelut mais je n’en toucherai les sous qu’en octobre une fois terminé et amené à Paris
J’ai ici 14 chef d’œuvres en train dont une de 3 m2 d’autre part les Libellules pensent m’en prendre une (qu’ils disent) début octobre. Il faut que j’arrive donc à tenir ne serait-ce que pour terminer le 5 m2 – du reste je ne pourrais pas même remonter
Si tu y voyais la moindre gêne dis-le moi.
En dehors de ce merdier j’ai été à Gordes où je suis tombé dans un antre – ces dames ne se pouvaient plus supporter l’une l’autre et je suis arrivé pour conduire Danielle à la gare de Cavaillon. En plus Dante ne lui a pas envoyé la moindre nouvelle et elle était assez cafardeuse.
Ici je travaille dur mais sur fond d’angoisse (il doit y avoir un moyen d’utiliser dynamiquement cet état d’âme ?) Peux-tu arracher un peu de temps à l’hebdomadaire de ta famille pour pousser le roman ?
Excuse cette lettre passablement honteuse
Je te bise Bernard

Sans date
Ma grosse infecte molle exquise et délicieuse Parpue,

Ci-joint une invitation pour 2. Ne crois pas que j’irai (ou alors j’y serais à 20 h 45)
Je te lèche l’intérieur des vertèbres et grignote le blanc de l’œil
Cordialement à toi
Bernard

14-II-61
Cher et Honneste Parpue,
Pardonne de t’écrire à l’Hebdo de l’Intelligence française – Je n’ai plus mon carnet d’adresses et ne suis pas sûr que tu crèches 35 R. Custine.
Je ne suis pas mal ici. N’en va pas déduire que je ne préférerais pas la liberté (pas si fou), aux possibilités de lecture prolongée (sans parler du travail) car il y a une douce agitation permanente. Quand ce sera terminé, je considérerai cette expérience (une de plus) comme tout à fait positive, une vieille et ancienne curiosité enfin satisfaite – et pas mal de fantasmes (Snake pet and so on) exorcisés. Cela se passe le plus gentiment possible.
Donne de tes nouvelles, raconte-moi des foutaises – donne-moi des nouvelles du 249 rue de Bercy dont la taciturnité tourne au parti pris. Parpue, Ô Parpue, distrais-moi.
Mon Toto, j’attends de l’épistole (le plus long sera le meilleur) et je te bise foutrement
J’y songe, pourrais-tu me faire parvenir journaux et hebdos* (le lieu où tu es doit pulluler d’articles) tant en français qu’en Anglais. Ce serait une distraction. Excuse la demande.

* Peu importe la fraîcheur, ici le temps n’a plus la même urgence.

Saby
Service du Pr Deloy
1, rue Cabanis

19-11-61

Bonne et Honneste Parpue,
Le Ciel te tienne en joie, ton épistole m’a fait de multiples plaisirs (et du genre le plus recommandable).
Je pense que la sortie n’est pas trop lointaine on me l’a vaguement laissé entendre – c’est incroyable et proprement démentiel (oui mon cher Joffroy n’ayons pas peur des mots) ce que l’on craint les paris stupides et autres excentricités dont cette ville de petits bourgeois (retraités d’avance).
Je vois assez clairement comment j’entends conduire mon petit bateau à la sortie (cette fois-ci je prends une barque puisque la natation pose problème aux mainteneurs de l’ordre). Le point primordial est (bien banalement) un problème de logement. Je préfère s’il le faut une modeste chambrette où je referais des miniatures au Cl Bonnet. Ceci résolu tout se déroulera comme j’attends depuis 8 ans que ça se déroule. Tu sais que j’ai un bon sens aveuglant et un optimisme au tungstène j’entends les mettre à l’œuvre et on verra ce qu’on verra par ailleurs j’entends quelques puissent être les avis poursuivre les études dont j’ai envie. Ha mais.
Voilà belle Parpue comment je suis (sans parler de mes projets de progéniture qui se précisent).
Comme tu vois tout cela n’est pas triste – loin de là.
Je t’embrasse de tout cœur
Ton Bernard
Mes respects à Mme ta femme.

Le 249 R. de Bercy reste d’une bien piteuse taciturnité (une belle brochette d’incapables de mufles que j’vas drôlement snober – pôvres gens).

Si tu n’y perds pas trop de temps continue à expédier les périodiques – ils m’ont procuré de bons moments et le numéro spécial des Lettres françaises sur Joyce m’a donné pas mal à rêver. Quant aux américains je parviens à peu près à les lire même sans dictionnaire.

8-8-61
Honorée Parpue,
Bien reçu les 2 lots d’Atome. C’est bien ennuyeux à feuilleter.
Je suis en pleine déconfiture interne (ce qui ne m’inquiète guère en ayant vu bien d’autres)
Où donc en sont les projets ? Maintenant que vous avez Lazard entre les jambes je ne vois pas trop bien quelles utilités je puis être (mais cela est peut-être dû à ma déconfiture présente).
Tiens-moi au courant
Bien à toi

Mercredi 11-I-61
Je lis « Misérable miracle » de Michaux – l’histoire d’une expérience avec la mescaline, « misérable ».
L’après-midi, par Danielle, j’apprends que B.S. va être interné à Ville-Évrard. Complètement intoxiqué, au point d’avoir cassé les vitres chez Zao-Wou-Ki et inquiété Michaux. Dante et les Thévenin ont pris la décision. Depuis quelques mois, il tombait dans la mystique orientale, conversait avec les animaux, les plantes. Misérable miracle.

18-IV-62
Très vénérée Parpue,
Décidément je suis d’une horrible paresse et j’ai manqué de noter les dates de Tatenberg.
Pourrais-tu me dire ?
J’ai commencé la lecture par lichettes (entre 2 dessins).
I think that time he got it,
Je te bise, B. Saby

6-3-63
Bernard au téléphone. J’avais vu chez Dante une toile qu’il venait d’apporter – « le tableau à Danielle » longtemps promis et attendu : une merveille. Je le lui dis. Ce n’est pas cela qui le rend heureux ; il l’est ; mais cela confirme toute une série de sensations personnelles et d’appréciations diverses : la Voie est trouvée ; la vie de B.S. a un sens ; il est sauf. Je l’avais rarement trouvé aussi jubilant – surtout ces dernières années.
Prépare son tableau pour le Salon de Mai. Bernier, de « L’œil », lui a acheté 2 tableaux : Bernard les lui livrera quand il les aura faits au prix fixé ne variatur. C’est ce qui enchante Bernard : avoir trouvé, pour remplacer Karl Flincker, un homme qui accepte d’attendre, qui ne le presse pas. Il croit que Bernier va s’occuper de lui sérieusement. L’autre, Flincker, le tarabustait pour obtenir n’importe quoi, une toile bâclée en 15 jours au besoin – « pour vendre ». Le dégoût est total, de celui qu’autrefois il appelait le consommateur idéal.

Mardi 12-II-63
En sortant du procès de Vincennes, je fais un tour rue Séguier. C’est le vernissage de Bernard Saby. Deux petites salles et une grande, avec les plus beaux tableaux. J’aperçois Michaux, Paule Thévenin, Bernier maitre de céans. Bernard dans un coin, habillé en dimanche, un peu pâle. Il me souffle : « Alors, je ne te fais pas honte ? » Puis : « Depuis ce matin, je suis dans le brouillard ».

Mars 63
Fin de l’expo Saby. Il a vendu presque toutes ses toiles, me dit Danielle. À 6 000 F l’une et à fifty-fifty avec Bernier, cela lui laisse un ou deux ou même trois millions (anciens). Pompidou, Rheims, Lazareff ont acheté.

Vendredi 9-8-63
B. Saby à déjeuner rue Custine. Nous devons parler des Gatti. Il s’indigne : D. laisse Stéphane jouer dans un film, tolère des campeurs chez lui, rudoie Danielle. Est-ce que le cinéma ne lui a pas fait « perdre les pédales » ? « Je ne comprends pas, dit-il… Est-ce que tu le vois en privé ? Qu’est-ce qu’il se passe ? J’explique ce que je peux : Stéphane et les campeurs par son incapacité à dire non, Danielle par Selma…
Parlé plus tard de Kateb (« Il est temps qu’il publie… Nedjma est ancien ! »), de Chris (« Il devrait faire un film de fiction, celui-là ! »), de Boulez (« Il a fait une carrière très rare… Il envoie promener le professorat, l’enseignement. Restent la composition et la direction. Il n’y a que Mahler qui ait pu mener les deux de front, mais en en bavant… »).
Lui : il est venu à bout de toutes les toiles en train. Plus de graves problèmes, sauf un atelier (à cause du bruit chez lui) et de l’argent (que le marchand Bernier délivre sur ordonnance). Il est heureux franchement du papier que lui a écrit Berne-Joffroy dans la NRF d’avril (Arts et Vision du monde).

1967
Bernard : Le Gros, il gonfle et dégonfle à volonté. Ça ne change rien.

Paris le 14-III-69
Très cher,
C’est à l’homme influent que je m’adresse.
Ne peux-tu, excipant entre autres titres de tes bons rapports avec eux, i. e. Le Seuil, obtenir 1 (ou beaucoup mieux 2) exemplaires de La Voie et la Vertu de Lao tseu, trad. Houang Leyris, éd. le Seuil.
Je pense ne le pouvoir trouver en librairie.
L’un des innombrables documentalistes de Match ne pourrait-il dans un instant d’oisiveté retrouver la narration que fit l’homme qui se fit adopter par une compagnie de gorilles (je parle d’anthropoïdes) et vécut avec eux pendant quelques mois en bénéficiant de leurs soins affectueux. Cela t’amusera si tu ne connais
Bien à toi, amitiés à Marie-Claude,
Bernard Saby

18 IV 70
Mon beau Jojo,
Merci (peste quelle promptitude !) non, il s’agissait (dans mon souvenir) d’un homme adulte, français de surcroît, qui s’était fait adopter par une compagnie de gorilles (et c’était idyllique).
Il vient de paraître dans Que Sais-je (PUF) un machin sur les « Anthropoïdes » où cela figure peut-être.
Je te bise, amitiés à M.-Claude,
Bernard Saby

25-IV-70
Ô mon Pierrot,
Merci pour le Lao tseu.
Si tu en as un autre exemplaire (et que tu ne l’aies pas encore) tu le gardes à ton usage intime. Sinon, je ne demande qu’à en avoir un 2e (pour faire circuler parmi les bonnes personnes ces « Idées » qui, quant à moi, m’ont bien réussi).
Je crois que dès maintenant ma nomination est in the pocket.
Bises,
Un Bernard enfin heureux et peut-être même un peu moins con.

2-III-70
Adorée Parpue,
Quant aux traductions de Lao tseu, oui Houang Leyris est en français la meilleure.
T m’a dit la dernière fois qu’il y fallait adjoindre le Lao tseu et le Taoïsme (Maîtres spirituels, le Seuil (et quoi ! toujours le Seuil – bizarre)). Je crois que oui et rabâche à tout vent.
Il vient de paraître un article dans l’Observateur d’un certain Dr (en quoi Mon Bon) Ben Saïd auquel il convient de faire une réponse avisée. Si la cause t’intéresse pourrais-tu retrouver – photocopier
1) Article de Cl. Roy dans Observateur en novembre 69, ou alentours
2) Lettre de protestation d’un professeur du Collège de France adressée au Monde il y aurait moins d’un mois.
3) Toute docu concernant (suivent des caractères chinois)
et j’en passe
Le Bhang (Inde)
Le Cannabis (Latin)
Le Chanvre (= Pantagrelion de Rabelais, L. III)
Le Haschich = Herbe (en arabe)
La Marihuana = « Amérindien » (les aura-t-on assez fait chier pour nous avoir rendu tels)
Entre autres
1) Les recommandations du Dr X du Food and Drug Comittee demandant un allègement des mesures pénales.
2) Ce qui s’est passé la semaine dernière à la Chambre des Communes où le M. de l’Intérieur a dû faire machine arrière.
Vive les et sorcières,
Au pas les psychiatres
Je te bise,
B. Saby
Je vais peindre Roy qui est un ami.

8-VI-70
Chez Bernard Saby, 8 av. du Cl Bonnet. Des années que je n’y avais pas mis les pieds. Peu de changements. La grand-mère, Mme Faure, toujours là, avec le gigantesque chat. Les deux pièces ateliers sans modifications, sinon que le divan du coin a disparu au profit des réserves de toiles. Bernard téléphonait le torse nu, un peu osseux ; des vides dans la chevelure. Mais heureux, dit-il en égrenant un peu de H dans sa pipe. A repris la peinture sans se presser, sans hâte, à côté de son travail (chinois) qui lui rapporte 600 F par mois. « Maintenant que je ne suis plus obligé de faire de la peinture pour vivre, je peins plus volontiers ». Bernier, lequel est remarié, va lui faire une exposition. Bernard montrera quelques anciennes œuvres en voie de finissage (1954-1970 ? C’est idiot, dit-il. De quoi ça a l’air ?) et les nouvelles basées sur des recherches topologiques (se donne un diagramme de départ – les couleurs décidées à l’avance dans leurs « fréquentations inactuelles et leurs inter- ?). Choisi une petite toile d’un seul ton, très belles, évoquant la patte d’un Renaissant (4 000 F) – et commandé une petite gouache.
Parlé de l’Amérique – surtout de la Chine, « pays de l’œil et de la main », pays taoïste où chaque partenaire savait qu’il fallait administrer le moins possible… Stéphane lui a donné à traduire un texte de Mao sur le principe de contradiction – qui lui semble mal traduit (et qui l’est peut-être trop bien…).

Bernard Saby 5 août 70
Cdf. Me dit que la petite gouache bleue, commencée en juillet, est prête. « Quand veux-tu la prendre ? » Je devine sans grande peine que le plus tôt sera le mieux. Avenue du Cl Bonnet (« À bas Publicis ! » sur la maison voisine), je le trouve abattu, le visage plissé, se rongeant les ongles. En pleine dépression. Une vieille maladie (« J’ai ça depuis l’âge de 7 ans »). Il ne peut pas travailler (« Il me faut du H pour trouver des choses, mais quand je suis ainsi, je ne peux pas en prendre… Et puis le ravitaillement devient de plus en plus difficile. J’ai perdu 3 sources… Avec les menaces du gouvernement, 20 ans en cas de récidive. C’est la mort du petit commerce bien tranquille »).
Des vagues de regret – « Il ne s’agirait que de moi, je m’en fouterais. Mais Danielle embringuée dans cette histoire… Pas de vacances depuis 6 étés… Je me demande maintenant si je n’ai pas fait une connerie en me lançant dans le chinois – qui me rapporte 250 F par mois ; j’ai de plus en plus l’impression de me trouver devant des grimoires…! ».
Le désenchantement va jusqu’à, lorsque j’évoque en riant son accident d’ascenseur d’il y a 10 ou 15 ans, regretter de n’y pas être « resté ». « Tu sais, Gros… ». Oui, je sais.

7.VII.70
Cher Vieux,
Bien reçu ton chèque. Merci.
À bientôt,
B. Saby

29-6-72
Très cher,
Pourras-tu me passer le plus intéressant (entre autres les écrits) de Buffet (un des rares Moralistes (réel) de ce temps) (ne serait-ce que parce qu’on a bien aimé l’Orange mécanique).
Ici bien que les vacances soient reportées de jour en jour, la maisonnée est heureuse.
Je rewrite avec délices de bonnes chinoiseries et sais enfin que je peux rendre service.
J’espère qu’on se voit bientôt,
Salut à toi,
Bernard Saby

Boulez 21-XII-85
Allé voir Boulez 25 quai André-Citroën au 30e. À 13 h. M’attendais à voir le valet de chambre dont il m’avait parlé, une perle. Mais c’est lui, en négligé de repos. Le valet nous servira (me servira) l’apéritif : Xérès, puis à table : une chère magnifiquement passante, coulante, etc. Soufflé de poisson. Bœuf en ?. Le valet de chambre Hans ! Le salon donne sur la Seine, la maison de la radio.
– Depuis que j’ai vécu à N.Y., j’ai besoin de ça ;
Mais la transparence va jusqu’à l’intérieur où les meubles de verre réservent au non-averti de sérieux chocs aux tibias.
Un bonzaï se meurt sur un buffet (transparent ?) « Qu’il meure… ». De Bernard, il ne peut fournir aucune date, même pas celle de la première rencontre.
– Habituellement je me souviens des premières rencontres… Celle de Gatti par exemple chez Catherine Bailly, une saoulerie jusqu’au matin… Mais Bernard… Je sais que nous avons passé un 14 juillet ensemble, 47 ? En tout cas, pas dans l’environnement Leibowitz. Je n’ai fréquenté le milieu qu’en avril ou mai 45 et septembre, octobre de la même année… C’était avant la publication des Sonates en 49 (publiées après la venue de Cage). Je savais qu’il avait fait des maths, de la musique, des sciences naturelles, les hyménoptères, orthoptères ou quoi… et la lichenologie. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi divinement (ou diversement) doué… Il était extrêmement hésitant, il commençait tout juste à avoir des velléités à faire de la peinture… Quelque chose qui m’est resté, c’est l’arrivée chez moi, rue Beautreillis de Dante dans tous ses états : Bernard venait de recevoir l’ascenseur sur le cou… On est allés à l’hôpital ensemble… Mais les dates… J’ai eu une vie très remplie, je n’ai jamais tenu de journal, ça ne m’intéressait pas du reste… ».
Comme il part demain pour Baden, il regardera les lettres qu’il a. S’il y trouve quelque chose pour moi, il me téléphonera (une phrase de Bernard… une expression). Baden en tant que centre de son existence, perd de sa qualité. J’ai trop de maisons… Il y a 6 ans que je n’ai pas mis les pieds à St-Michel… D’ailleurs, par l’autoroute de l’est, je mets quatre heures pour aller à Baden tandis que par l’autoroute du midi… Non, si j’ai besoin de quitter Paris, je vais à Montargis de nuit, une heure de route, une maison de ma mère et je travaille, je n’y reçois personne…
M’apprend tout à coup que Souvtchinski est mort en février. Il y a un an, il voulait le voir. C’est Marianne, la femme de Souvt qui a refusé : Souvt ne voulait plus voir personne, presque aveugle, impotent, etc. C’est le premier mort évoqué. D’autres suivent, comme sur un fil tiré des annonces du Figaro : Paul Jacobs (qu’il a très bien connu et dont il était un peu jaloux par rapport à Bernard. Source de leur brouille ?), Sablé l’ami de Dubois, Diato (sur lequel il me questionne lui-même. Ils sont allés ensemble voir Char que Boulez ne connaissait pas, sans savoir où le trouver à l’Isle-sur-Sorgue. À la poste, le buraliste : « Ah vous voulez parler du « fils Char » !… ». C’est Char qui leur avait conseillé d’aller voir le premier festival d’Avignon (Vilar). Et puis :
– Suzanne Tézenas se fait vieille… 85 ans (j’ai dit il y a quelques jours à quelqu’un qu’elle était morte…). Cage ne fait plus rien de bon. Déjà, c’était pas terrible… Il faut que j’aille voir Dubois, il est dans une maison de retraite pour riches, rue Chardon-Lagache, pas loin d’ici. Je voulais l’inviter aujourd’hui… Son fils adoptif a dépensé des fortunes après la mort de Carmen…
Parle de Portainier, de Verroust, du fils du maire de Deauville (Fossorier), de Doudou Helman (le surnom est de Saby, comme toujours) – et de Gatti.
– Il s’est transporté un peu partout… Qu’est-ce qu’il reste quand il s’en va ?
Peu de choses, j’en conviens. Cela le fortifie dans s conviction qu’il doit tenir encore les rênes de l’Ircam…
– Mais d’ici 5 ans je décrocherai pour travailler tranquille. Je mets en place les structures de la succession, même si je vis encore 20 ans.
Vers 15 h, congé. Il a un colloque-conférence (ou ?) à Beaubourg avec Strehler et autres.
Dans les WC, une horloge à cadran inversé avec légende : « In Bayern geh’n die Uhren anders ».

 

 

Kateb Yacine

 

 

Carte postale de Tunis à P. Joffroy, villa Jean-Jaurès à Clichy, s. d.
Ci-joint le siège central des Fellagas. Nous avons laissé entendre ici que tu ferais bientôt une tournée d’inspection. Ton arrivée fait actuellement l’objet d’entrefilets. Vive la Palestine ! Kateb.

XI-1955
Capitaine des tribus d’Israël, gloire et salut
À notre père Abraham
À notre mère dont la table est infinie
À notre frère au pull-over chaleureux
Au grand-père aryen malgré lui
Et à la vivandière au bras blanc,
Avec mille souhaits de Nuits d’erreur
Pour un nouveau Dunkerque
Pour une carte du Désert
Pour une conférence à quatre
Avec les mânes de Churchill
Mais sans argent d’abrouti.
Kateb

Milano 31 octobre 57
Cher Patriarche alité,
Si le salut d’un mufti en déroute peut te faire sourire sur ta couche de douleur (et de profonde médiation, je n’en doute pas) alors je suis heureux, bien que moi-même perclus, affamé, asséché, etc. J’ai beaucoup à dire, mais pas dans une lettre ! Ayant assez de fautes sur la conscience, je n’irai pas jusqu’à tomber dans la littérature avec un ami fils du Verbe et du Geste. Je t’avouerai cependant que je donnerais beaucoup pour être assis en face du grand-père et de sa surdité triomphante, dans les fracas de l’autre guerre… Tu ne m’avais pas dit que la mère de Marcel Proust était une demoiselle Weil juive de Lorraine et gazelle aux grands yeux. Cette découverte m’a consolé d’avoir ouvert (faute d’autres livres, puisqu’à Milan je ne trouve rien à lire que les journaux) une biographie évidemment stupide de Maurois. Je n’ai qu’un espoir : rentrer au plus vite à Paris et retrouver la smala de ma seconde patrie… Affectueux souvenirs à toute la famille, Kateb.

Milan, octobre 1958
Très cher Joffroy
Pas morte notre amitié déchirée entre deux exils et aujourd’hui maladroitement recousue. Tu reconnaîtras là ce lunatique et trois fois sémite ancêtre qui fut et reviendra aux origines de notre rencontre. Embrasse bien Madame, la petite Ariane, et toute la smala. Donne de tes nouvelles, et prions pour la fin des Grands.
Plus que jamais ton frère, Kateb.

Cher amis
Avec le bon vieux retard rituel la caravane solitaire, prolongeant son escale à Milan, envoie des tempêtes de vœux à la smala de Clichy, faute de pouvoir les exprimer de vive voix – ce dont elle ne saurait désespérer quoi que fasse M. Gaillard. Kateb.

Février 62
Kateb, jadis, à la lecture de « Nombre ci-git » au Seuil. Il se plaçait dans un coin : « Il faut, criait-il, soutenir Dante ». Personne ne sachant que ce Dante était Gatti, il y avait de la surprise dans l’air. Kateb filait aussitôt dans le coin opposé et se répondait à lui-même : « Bizarre ! Vous avez raison ».
De la fille d’un armateur de Hambourg, il a eu, il y a deux ans je crois, un enfant qu’il a prénommé Staline. Puis Margaret de Suède l’a ramené dans son giron.

Mercredi 20 juin 62
Revu, chez Tony Saulnier rue Jacob, Kateb après des années – qui furent d’errance pour lui, un passeport marocain en poche. Allemagne, Yougoslavie, Tunisie.
Je l’ai trouvé plus noir de poil, plus sombre de peau – et plus maigre. Ce qui n’est qu’une illusion sans doute. Un chat. Un chat arabe. Pour le reste, sa gaité, sa vivacité, son goût de la phrase solennelle sont les mêmes. Il a semé un fils, nommé Staline, à Hambourg ; il ne l’aura pas avec lui, jamais ; la mère veut le garder, en faire un petit allemand. Rien n’enchante moins notre Kateb. Les Allemands ? Impossible de vivre chez eux : la discipline, la régularité, l’absence de fantaisie. Vous dépensez tout votre argent chez un patron de café ; quand vous êtes à sec, et que vous lui demandez juste un verre pour finir, il refuse : ça ne se fait pas. Si vous lui demandez de l’argent, il vous emmène dans son arrière-salle et vous montre des piles de billets et de monnaie déjà empaquetés pour la banque : voyez, je ne vous mens pas, je n’ai rien, tout est déjà en ordre.
La Yougoslavie plait davantage à Kateb. Mais la misère, la profonde et vraie misère de tellement de gens là-bas…
Reste l’Algérie. Il va y retourner pour quelques jours avant de s’installer à Paris. K. est FLN sans l’être ; toujours en marge sans être sur la touche. Il prévoit des jours difficiles pour sa Révolution. Des tas de gens sortent, qui n’ont rien fait jamais et qui veulent faire… Les chefs ne savent pas où aller ; ils se réunissent sans prendre de décision. Le poète abandonne vite la politique, et embraye sur son Algérie à lui – celle de son grand-père, un ancien ivrogne converti à l’abstinence et toujours de mauvaise humeur jusqu’au jour où un médecin astucieux lui conseilla de prendre tous les jours du quinquina pour se soigner. Et refleurit sa santé et sa bonne humeur. Et grand-mère prenait aussi du remède et se saoulait dévotement. « Les Ancêtres redoublent de violence » dit-il, se citant lui-même.
Serreau va monter à Paris « Le Cadavre encerclé ». Bernard Saby était là – mais Dante, que l’on attendait, ne vint pas.

Vendredi 7 décembre 62
Kateb Yacine devait déjeuner à la maison. R.V. au journal à midi. Pas là. Je rentre rue Custine. Il venait de redescendre après avoir affolé Marie-Claude et Mme Viard par sa mine, sa nervosité et des allusions à quelqu’un qui venait de perdre son père, tué en Algérie. Ce quelqu’un était avec lui. Un taxi les attendait en bas mais il n’avait pas d’argent pour le régler. Marie-Claude donne 5 000 à Kateb qui s’en va. « Ils sont dans un taxi devant la porte ». Je redescends : le taxi démarre.
Le déjeuner est fini. On sonne. C’est Kateb avec son ami, plus un autre Algérien. Explications confuses. On les installe à table. Il ressort peu à peu que depuis trois jours ils sont ensemble, à boire. Le 2e ne va plus à son bureau d’Air Algérie pour suivre les deux autres. Le 3e a tenté de se « suicider » le matin même : il a pris 17 cachets d’hyménoctal – mais peut-être n’était-ce que pour « s’endormir d’un seul coup ». Ce n’est pas clair. Kateb est surexcité, lyrique, agressif. Il boit éperdument sans même toucher à la nourriture. Je comprends vaguement que deux situations convergent dans cette crise : celle de l’Algérien, déçu, dont le sol de la patrie brûle aujourd’hui les semelles – et celle du poète qui espère et craint en même temps la première représentation de son œuvre (« La Femme sans tête », au Récamier par Serreau). Et il se passe ceci que Kateb expulse sa lave, s’en libère en la projetant, avec une force inouïe, sur le 3e personnage, le demi-suicidé du matin.
Celui-là – s’appelle-t-il Mohammed ? – doit avoir 30 ans. Il a fait le maquis en Algérie. Il est maigre, pâle, mais assez beau. « Acteur, lui crie Kateb, tu n’es qu’un acteur ». M., prostré dans le fauteuil vert sous le tableau de Saby, proteste avec un semblant d’énergie. Le mépris, la colère déferlent sur lui, parfaitement logiques, coordonnés : s’il s’est engagé dans le maquis, c’est par gloriole, par désir de jouer un rôle. « Non, crie M., parce que je voyais un but ». « Ton but, acteur ! » ricane Kateb. « Il y en avait un, il n’y en a plus » dit l’autre. Et il raconte comment tel maquisard idiot ordonnait à tel autre – effaré, indigné, écœuré – d’égorger un prisonnier : « Il le faisait ! il le faisait ! il fallait le faire ». « Acteur ! » crie Kateb. Et la séance continue. Ni Beï ni moi ne disons mot. C’est comme une psychanalyse de Kateb par Kateb – ou un chapitre inédit de Dostoïevski avec deux frères ben Karamasov. Et Kateb tout à coup : « On a trop d’amour les uns pour les autres ! Il faudrait ne plus s’aimer ». Détente provisoire. Il reprend ses invectives, menace même M. de le tuer (« Tu veux que je te tue, dis ? ») et lui jette un paquet de cigares à la tête que le 2e ramasse, navré (et gêné du spectacle que ses amis offrent à leurs hôtes : trop bien élevé, lui !). M. finit par proférer, écrasé : tu m’incultes, Yacine, tu me traînes dans la merde mais tu es Kateb ». « Acteur ! Je ne suis pas Yacine pour toi ! » dit Kateb en se frappant tout à coup le front : « J’ai fait 20 000 maquis là-dedans et je les ai tous abandonnés ».
Ils ont réclamé de la musique. J’ai mis une cantate de Bach. Elle semble attrister encore davantage le « suicidé ». Il parle de son bonheur dans sa chambre avec « son hamster et sa guitare ». Et ça repart. Un grief ancien réclate tout à coup : à Florence, naguère, il y avait une fille que Kateb connaissait depuis longtemps. L’autre est arrivé et aussitôt il l’a courtisée. « Je ne savais pas que tu l’aimais ». « Imbécile. C’est toi qui, en l’attaquant, m’a forcé à me déclarer. Tu ne sais pas ce que c’est l’amour. Moi, il y a quinze ans que j’aime la même fille… ». (Peut-être Margaret ? Ou Nedjma, qui est, me dit Danielle, enfermée, folle, croyant voir Kateb partout).
Moments de calme. « Jésus est ma joie ». Ils écoutent et parlent avec davantage de détachement. Tous des Algériens déchirés. (M. enragé contre Ben Bella, Kateb disant que les autres ne feraient pas mieux l’affaire, le troisième parlant de la course aux places.)
J.J. arrivé à 15 h gare de Lyon, me donne un coup de fil. Je lui conseille d’aller au théâtre Récamier pour rencontrer Kateb : il veut le connaître… Mais Kateb à 4 h est toujours là. On fume, on boit. M. après s’être rafraîchi la figure, revient dans son fauteuil. Tout à la fin, il essaiera de placer une confidence – que Kateb, exaspéré, tentera en vain d’arrêter. « Mon Allemande, dit M. d’un ton un peu à côté, s’est suicidée… C’est le 30 juin qu’elle l’a fait. J’avais rendez-vous avec elle à 10 h. Je ne suis venu qu’à 11 h et demi. Elle s’était coupée les veines… C’était une artiste hyper sensible… Elle jouait de toutes sortes d’instruments ». « Acteur ! Acteur ! » criait encore Kateb dans le couloir. Mais déjà, je le sentais bien, le groupe s’était raffermi, réconcilié. L’entracte était terminé.

Vendredi 8-II-63
Au théâtre Récamier, avec Danielle, Bernard, les Gilbert pour la dernière ou avant dernière de « La Femme sauvage ». Les critiques ont distribué les éloges mais le public n’est pas venu. Ni à Bernard, ni à moi cette version n’a plu. Kateb a modifié son texte, l’a bardé d’allusions nouvelles ; la poésie est restée quelque part entre la scène et le livre.
La dame du vestiaire avait son point de vue. « Les gens sont bizarres. Aujourd’hui, j’ai trop de cintres ; personnes n’apporte son manteau. La semaine prochaine, ils voudront tous le déposer. Ah là là là !

Mercredi 6-XII-67
Au théâtre de l’Épée de Bois, où l’on donne « La Poudre d’intelligence » de Kateb. Après le spectacle, le poète ivre arrive en chantant l’Internationale ; monte sur la scène et fait (ou plutôt tente de faire) chanter l’hymne par le public qui ne suit guère. Grandes embrassades dès qu’on se voit. Me demande des nouvelles d’Ariane, de Gatti. On se retrouve dans un local voisin chez un restaurateur libano-vietnamien « À la soupe chinoise ». Avec Beï, je me trouve en bout de table en face d’un petit poète marocain édité au Seuil, Mohammed Khair-Eddine. Il a un magnifique grain de beauté sur le front. Il boit aussi, et Kateb me le désigne : « Le meilleur poète ». Khair-Eddine me récite des poèmes de lui, me prouve les beautés de son livre « Agadir ». De temps à autre, il pousse un cri féroce : « Cabous ! » (révolver ! paraît-il en berbère). Comme il lui reste un bout de viande sur une brochette, il l’offre à Beï qui le refuse puis à moi qui le trouve froid. Il se met en rogne, légèrement :
– Alors, nous, on est des hyènes !
La fille de Kateb est là. 14 ans. Elle en fait 20. Elle est belle plutôt. Kateb promet de venir me voir et Gatti aussi. Un vague remord le tourmente.

Janvier 72
Vieux frère,
La Tribu de Keblout te souhaite une bonne année à toi, à tous les tiens, et à nos amis. J’espère venir bientôt à Paris avec la pièce sur l’émigration. L’un des cinéastes que tu connais sera avec nous. Il te salue. Kateb.

Alger 7 octobre 1985
Mon cher Joffroy,
Je suis heureux d’avoir de tes nouvelles. Le film aura aussi servi à retrouver les amis… J’étais à Paris cet été. Nous avons longuement parlé de toi et de Gatti avec Marc Kravetz, de « Libération ». Il m’a appris que tu étais en vacances à Barcelonnette. Bien sûr, tu es le bienvenu en Algérie. Je ne suis plus à Sidi Bel Abbès, mais à Alger, et me déplace assez souvent. Fais-moi donc savoir une semaine à l’avance la date de ton arrivée. Il se peut aussi que je vienne à Paris pendant les vacances de Noël, car je suis grand-père, et ma fille habite Paris, dans le 18e, à deux pas de chez toi, rue Maurice Utrillo.
À bientôt ! Y. Kateb.

Alger 20 octobre 85
Mon cher Joffroy,
Ces quelques mots à toute vitesse pour te prier de remettre la cassette du film enregistré par toi à mon amie suédoise Margareta Bohlin. Tu peux la toucher au téléphone chez Jacqueline Arnaud : 797 20 13 car Margareta sera à Paris le 27 octobre. Je cours poster la lettre et t’embrasse très fort, en attendant de tes nouvelles. Y. Kateb.

Jeudi 9-X-86
Cdf hier soir de Kateb. Il apparaît à 13 h aujourd’hui ; j’ai dit à Gatti de venir. Une réunion tardive et réussie.
Kateb, blanchi mais pas autrement changé. Quelque chose pourtant de triste dans sa physionomie, de « brimé », dit Beï – de « cassé » dit Gatti. Il explique : les choses vont de plus en plus mal pour lui en Algérie, le régime devient militaire, il y a dans la troupe un agent de la Sécurité militaire contre lequel il ne peut rien faire. Durant toutes ces années, K avait à « nourrir » ces 30 à 40 personnes et à s’occuper de son fils laissé à ses soins à 3 ans (il en a 14 aujourd’hui). A peu écrit, dit-il, mais va commencer un roman. On lui parle du Nobel. Pas rétif. La solution. Il aurait de l’argent, il serait intouchable à une époque où les arabo-islamistes d’Algérie persécutent les berbérophones.
On parle, on parle. Souvenir des absents (Saby, Collin). Une allusion furtive à Boulez (un concert au Rond-Point). Mémoire des nuits passées sur le « Churchill », à l’écrire et à le taper.
Kateb a une fille à Paris et un fils en Allemagne (Staline, prudemment débaptisé par sa mère, s’occupe de drogués).
Parlant de Chine, il se souvient d’une foule hurlante autour de l’ambassade algérienne où il séjournait. Les gens hurlaient : « Tata foutu » du matin au soir. C’était pendant la Révolution culturelle. Explication longue à venir : les gardes rouges criaient : « À bas le révisionnisme » – parce que l’ambassade d’Algérie était à côté de la bulgare et que les gardes en voulaient au chauffeur de ladite pour avoir jeté à terre l’effigie de Mao.

Vendredi 20-2-87
Allé 16 rue Tholozé à une signature de livres par Kateb vers 18 h. Toute petite librairie, neuve, tenue par un Algérien qui m’accueille chaleureusement ; il a lu le « Parfait Amour » (ce qui est pure rareté). Kateb est dans un coin, encore plus triste que la dernière fois où je l’ai vu. Me dit qu’il a vu mourir devant lui Jacqueline Arnaud, le professeur qui a fait une thèse sur lui (qui s’occupait aussi, à ma demande, de son Prix Nobel). « J’ai mis quinze jours à m’en remettre » dit-il. Vient d’Alger, y retourne. Parle de son fils, de sa troupe. Il a bien envie de quitter le pays – mais comment faire ? Tout lui est difficile. À cause d’Arnaud, on parle de la mort. Comme il a lu les articles sur le Tibet, je lui dis que peut-être cette incursion a quelque chose à voir avec la mort. « Oui, dit-il en souriant, à notre âge, il faut filer pour l’éviter ». Je réponds que si c’est pour la retrouver à Samarcande… Non, il ne s’agit que d’accomplir tous ses désirs avant de la rencontrer. Lhassa ou Samarcande. Neige en sortant.

Kateb. Samedi 28-X-89
Vers trois heures de l’après-midi, Cdf de Jacky Sappart. Je suppose qu’il va me parler de la place réservée pour moi au théâtre de la Colline pour la « Saison en Enfer » de Césaire (il y joue). Il oblique vite vers ce qu’il vient d’entendre à la radio : « « Notre frère Kateb » est mort à Grenoble, d’une leucémie (?). Saisissement, incrédulité. Il n’en sait pas plus. Je téléphone à Gatti, dont Stéphane, avec qui j’ai travaillé ce matin m’a dit qu’il était là pour une dizaine de jours. Il sait. D’une voix grave (qui est de plus en plus la sienne), me rappelle qu’il avait inscrit le mufti en tête des auteurs programmés pour son théâtre de Marseille. Voudrait savoir où est son fils : « On ne peut pas s’en désintéresser ». Plus tard : « C’est un signe aussi ». Le signe de ce qui nous fait signe, nous qui sommes des survivants.