Janvier 1973

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Mon histoire, MM. les juges, sera brève… Je n’aime pas le sang de 5 h du matin.

J’ai commencé mon métier de journaliste à une époque – la libération – où la peine de mort était fréquente. Et j’aurais eu bien des raisons personnelles d’en approuver l’exercice. Je n’ai jamais pu m’y résoudre. J’ai été, je suis, je serai toujours un adversaire déterminé des exécutions capitales. Chaque fois que j’en ai eu l’occasion, je l’ai dit ou écrit. C’est là ma petite tradition personnelle. Elle a 25 ans d’âge. C’est une grande personne maintenant. Mais je n’ai jamais – délibérément, en toute connaissance de cause – défié la loi.

L’été dernier, mon journal m’a demandé de couvrir le procès de Cl. Buffet et R. Bontems devant les Assises de l’Aube. Je ne savais des faits que ce que chacun en connaissait : la prise d’otages dans la prison de Clairvaux, le chantage, l’assaut décidé par les autorités, la mort atroce de l’infirmière Nicole Comte et du gardien Guy Girardot. Il n’y avait pas à s’y méprendre : c’était bien, comme on dit, du « gibier de guillotine » qu’on allait juger.

Mais j’étais loin de m’attendre à ce que j’allais voir : un Palais de Justice en état de siège, une foule haineuse hors du prétoire et dans le prétoire, partout des cris de mort, le beau-frère d’une victime laissant répandre le bruit que, si les accusés n’étaient pas condamnés à mort, il s’en occuperait lui-même avec son fusil – et il ne lui faudrait pas plus de deux cartouches. À un homme chagriné, on peut pardonner beaucoup de choses… Mais je trouvai inacceptable la pression constante des gardiens de prison. Je trouvai singulier le fait qu’on ait jugé le procès de Clairvaux à quelques kilomètres de Clairvaux. Je trouvai incroyable que le propre député de l’Aube, M. Briot, ait réclamé à l’Assemblée nationale le châtiment suprême. « L’opinion demande, disait-il à la tribune, une condamnation rapide. Aucune lenteur ne sera tolérée. Elle exige un châtiment exemplaire et considère que la peine capitale est la seule possible devant ces actes de cruauté ». (Appl. sur divers bancs). Cette préparation d’artillerie avait fait de Troyes une ville qui transpirait littéralement la vengeance. À la fin du procès, j’entendis de mes oreilles un quidam interpeller mon confrère, Frédéric Pottecher, et lui crier : « Alors on les a eus, ces cochons, malgré vous ? » Malgré lui, certes – et malgré moi.

Pendant les audiences, j’avais pu voir à loisir ces deux fameux bandits. Roger Bontems, en prison pour avoir attaqué et blessé un chauffeur de taxi, n’était qu’un comparse. Malgré les pressions, les jurés de l’Aube n’avaient pu le condamner pour aucun geste commis sur les otages mais seulement pour complicité : il était clair pour moi qu’il serait gracié. Quant à Buffet, il avait déjà largement échancré le col de sa chemise comme pour mieux offrir son cou au bourreau et il écrivait qu’il souhaitait être guillotiné sur le dos afin de voir tomber le couperet… Il me parut totalement aliéné. Je n’étais pas le seul à penser ainsi. Un médecin de prisons était venu déclarer à la barre : « Pour moi c’est un fou dangereux… ». Le problème était de savoir si le Président de la République allait se résoudre à laisser guillotiner cet homme. Je me rappelai l’émouvante déclaration de M. Pompidou à la Télévision en mai 1970 lorsqu’il avait dit avec tant de gravité : « Ce qui est le plus pénible, de très loin, c’est le problème des grâces. Pour moi, à chaque fois, c’est un drame de conscience ».Ce que je ne compris pas d’abord : Et je me disais qu’après de telles paroles, de si nobles paroles, Buffet avait bien des chances de s’en tirer. Mais je n’en étais pas sûr. D’autant moins que les gardiens de prison, leurs organisations syndicales et le directeur de l’Administration pénitentiaire multipliaient – tout le monde le savait – leurs pressions sur l’Exécutif. Le 27 novembre, France-Soir publia un sondage réalisé sur un échantillon de 993 personnes d’où il résultait que 63 % de cet échantillonnage se déclarait favorable au maintien de la peine de mort.
Dans la nuit du 27 au 28 novembre, mon journal m’appela chez moi. Il était 3 h du matin. On m’avisait qu’il y avait du remue-ménage boulevard Arago, rue de la Santé. Je courus à la Santé. Dans la nuit, le spectacle était sinistre. La rue de la Santé était barrée aux deux extrémités ; des fourgons, des motos, phares allumés stationnaient devant le grand portail de la geôle. Un confrère s’approcha de moi et me dit des mots que je ne compris pas d’abord :
– Ils vont y passer tous les deux.
– Tous les deux ? Qu’est-ce que vous dites ?
– Je dis qu’ils vont y passer tous les deux. Tous les avocats sont là : Thierry Lévy, Crauste, Lemaire, Badinter.
– Bontems ?
– Oui comme Buffet. Tous les deux !

Sur le moment, je me refusai à admettre que l’on allait, que l’on venait de couper la tête à ce Bontems qui, comme il le disait, n’avait pas de « sang sur les mains ». Je ne le crus vraiment que lorsque fut affiché à la porte de la Santé le procès-verbal de l’exécution.

Alors, je rentrai chez moi et je décidai de raconter, avec l’aide de tous les témoins que je trouverais, cette double exécution. Je savais que j’allais violer la loi mais je voulais que la personne de B., de B. le silencieux, de B. dont on avait si peu parlé jusque-là, sinon en termes de mépris, que cette personne-là fût évoquée. Et elle ne pouvait plus l’être que par sa mort. Buffet avait une histoire, Bontems n’en avait pas. Me taire, respecter la loi, c’était priver Bontems de sa mort c’est-à-dire de ce moment où cet homme, plein d’espérance encore, averti qu’il allait être tué sur le champ, sut trouve en lui assez de force pour marcher bravement, sans faiblesse, au supplice.

J’ai donc écrit tout ce que j’ai su. Et je n’ai éprouvé aucun regret. J’ai violé la loi. Mais je me respecte trop – et je vous respecte trop – pour respecter la guillotine.

Je n’ai jamais voulu d’argent. Réussir ! Je n’ai jamais voulu qu’écrire qui me paraissait comme la marche de loin la plus haute d’une vie.
C’est pourquoi la perspective d’un incendie de mon travail m’apparaît encore et toujours comme infiniment plus grave que le krach collectif de la caisse d’épargne et des banques où j’ai placé mes trésors.